La réception du décret de légalisation de l’avortement dans la presse libertaire

Le décret de légalisation et l’article de Felix Marti Ibañez paru dans Solidaridad Obrera le 12 janvier furent publiés dans les 3 principaux journaux anarchistes de l’époque, correspondant aux trois grandes tendances : Le Libertaire, Terre Libre et L’En Dehors.

Sous le titre « une grande réforme sociale en Catalogne : la légalisation de l’avortement », Le Libertaire, le journal de l’Union Anarchiste, publie dans son numéro du 22 janvier 1937 un article inspiré de l’article de Felix Mari Ibañez dont il reprend les grandes lignes … excepté les paragraphes relatifs au devoir de la mère et à la « maternité spirituelle ». Si on note une différence dans la traduciton avec l’original – la phrase « nous ne verrons plus … d’enfants venus dans des foyers sans pain ou chez des parents sans tendresse » étant traduite par « nous ne verrons plus d’enfants sans pain ni père » – la conclusion de l’article du Libertaire est totalement différente de l’article original de Felix Marti Ibañez, très marqué par la culture espagnole et ouvrieriste, alors que le Libertaire a une tonalité plus féministe :

« L’avortement soustraira à la femme à la vindicte sociale, produit de séculaires préjugés. Il la soustraira également à l’inconsciente et tyrannique brutalité masculine. La femme ne sera plus la chose et la propriété de quelqu’un. Elle disposera d’elle-même. Elle n’enfentera que sur son choix et selon sa volonté. Nous avons nous avons voulu secouer le joug et arracher la femme à son séculaire esclavage. Nous comptons sur nos sœurs prolétariennes pour nous aider. »

De son côté, le journal anarchiste individualiste de Emile Armand L’En Dehors, dans son numéro de mars 1937, reproduisit également le décret et l’article de Felix Marti Ibañez, accompagné d’une critique sur la forme de l’article de Marti Ibañez, et de deux objections sur le fond sur le décret : l’une pour contester le caractère anarchiste d’une mesure qui consiste à encadrer dans des cliniques officielles l’acte d’avortement, l’autre – beaucoup plus discutable – qui vise à tolérer l’inceste :

« Il va sans dire que nous nous donnons ce décret et ses commentaires qu’à titre purement documentaire, certains considérant étant entaché d’un romantisme qui n’a rien à faire avec le « mécanisme » qui a toujours présidé à notre ligne de conduite et à notre propagande. De même notre opinion est qu’il échet à la femme qui désire recourir à l’avortement de choisir le praticien qui lui agréé et qu’il n’y a rien d’an-archiste à la contraindre de s’adresser à telle organisation plutôt qu’à tel personnalité. [De même]  nous ne comprenons pas pourquoi l’inceste paternel entraînerait forcément l’avortement ? »

L’En Dehors publia dans le même numéro un texte sur Paul Robin et l’avortement (à lire ici : https://cnt-ait.info/2024/03/07/paul-robin-et-lavortement/ ), pour rappeler le rôle pionnier qu’il avait jouer pour faire reconnaitre l’avortement, et montrant que le décret mis en place correspondait à ce pourquoi il avait lutté.

Terre Libre était le journal de la Fédération Anarchiste de Langue Française (FAF), proche de la CGTSR-AIT (section en France de l’AIT), deux organisations sœurs qui se caractérisait par une critique et une hostilité affichée à la position de certains des dirigeants de la CNT-AIT espagnole, alors que l’Union Anarchiste appuyait la ligne officielle de l’organisation espagnole. Dans cet article, Jean Dupoux reprend les termes de l’article de Felix Marti Ibañez paru dans Solidaridad Obrera et surtout signale la « conspiration du silence » qui entoura la parution du décret de légalisation de l‘avortement, y compris dans une partie de la presse libertaire.

« Un décret sur lequel on a fait le plus, grand silence, en Catalogne dans toute la presse qui n’est pas anarchiste, et qui, pour cause, est resté ignoré de l’étranger, c’est celui qui autorise l’avortement. Et non seulement il l’autorise, mais, conséquence logique, il envisage la création de cliniques d’avortements. Il faut aussi dire qu’une grande partie de la presse anarchiste est restée muette à ce sujet. Il faut connaître l’ambiance catalane, la culture du peuple et sa situation politique intimement pour s’expliquer qu’une telle réforme, au milieu d’une hostilité quasi générale, ait été mis en pratique et appliqué immédiatement, sans rencontrer d’autre opposition que cette sourde mauvaise humeur qui se traduit par une conspiration du silence,

Le Décret autorise l’avortement sous n’importe quel motif[1]. Le docteur Marti Ibañez qui, avec le conseiller Herrera, en sont les deux principaux instigateurs et auteurs, sont deux anarchistes de la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique). Le premier, savant philosophe, poète et agitateur, soutient que cette réforme « dotera d’un moyen scientifique et efficace le prolétariat afin que celui-ci contrôle sa natalité ». Il invoque les précédents de la Suisse, de la Tchécoslovaquie, du Japon et de la Russie.

Les seules conditions sont : que la mère le sollicite, que la grossesse ne soit pas postérieure à trois mois, que son état de santé permette l’opération. De plus, la pratique privée de l’avortement est interdite aux médecins et aux sages-femmes. Il doit être pratiqué dans les cliniques installées à cet effet par le personnel compétent et autorisé.

Le docteur Marti Ibañez invoque avec juste raison l’inutilité de la répression qui sévit dans certains Etats et qui sévissait aussi en Catalogne avant le mouvement insurrectionnel des militaires. Cette répression, dit-il, encourageait l’infanticide et favorisait la pratique clandestine de l’avortement, entrainant pour conséquence une mortalité effrayante. En outre, le chiffre de 80.000 avortements pour la ville de New-York dit assez bien que l’interdiction par la force n’a guère d’efficacité.

Les anarchistes de Catalogne prétendent par l’institution de ces cliniques, et, parallèlement, l’institution de centres de divulgation des moyens anticonceptionnels, restreindre le nombre même des avortements.

La réforme eugénique de Catalogne repose sur quatre points médicaux et sociaux : les causes thérapeutiques : maladies physiques ou mentales qui contre-indiquent l’accouchement ; le motif eugénique : inceste paternel, ou tares héréditaires ; les facteurs néo-malthusiens : désir conscient de limiter la natalité ; et sentimentaux ou érotiques : maternité indésirable pour la femme pour des raisons diverses, d’ordre amoureux ou émotif. Cela évoque pour nous tous les drames sociaux; les mères mortes des suites d’avortements clandestins; les infanticides; des femmes dont la vie est brisée par la présence d’un enfant qui est pour elles un stigmate, un souvenir de ce qui devrait être oublié ; des enfants venus dans des foyers sans pain, chez des parents sans amour.

Je parlais tout à l’heure d’une conspiration du silence autour d’une tentative, disons d’une réalisation, aussi importantes. Il y aurait tout un volume à écrire pour expliquer cela. Les principales causes de cet accueil froid sont d’abord et surtout la carence d’éducation sexuelle sous l’oppression religieuse. Le peuple pour si avancé qu’il soit dans les autres domaines du socialisme est très arriéré sur ce point. Et, naturellement, ce sont les classes les plus pauvres qui fournissent le plus de familles nombreuses (c’est là le leitmotiv des néo-malthusiens). Cependant il faut reconnaître, surtout actuellement, qu’une intense propagande est faite qui perd de son efficacité aujourd’hui du fait de la guerre et de l’ambiance qui est propre à toute guerre.

Dans les classes moyennes et petites bourgeoises, les préjugés sont restés les mêmes, très bêtement d’ailleurs et avec un égoïsme inexplicable, car ce sont ces classes-là qui jouissent· depuis longtemps de l’éducation et qui observent depuis longtemps les moyens les meilleurs d’éviter la surnatalité. Mais il ne faut pas oublier une chose lorsqu’on parle de l’accueil fait à une telle réforme. C’est que le public l’interprète comme une réforme, un décret de plus. On est pour ou on est contre, on le discute. Mais ce qu’il faudrait consulter, ce sont les intéressées.

Celles-ci, qui malgré le peu de publicité faite à la chose ont découvert la clinique, ne peuvent pas s’en plaindre. Elles affluent de plus en plus nombreuses et jusqu’ici malgré le nombre des interventions pratiquées, on n’a pas eu encore à déplorer un seul accident.

L’expérience durera-t-elle ? L’opposition ne finira-t-elle pas par se convaincre de l’utilité sociale de la réforme eugénique ? On peut augurer que oui. Les Services d’Assistance Sociale de Catalogne font leur œuvre d’une manière profonde et conséquente. Un fa.it peut suffire à le prouver :

Le même jour où l’on pratiqua en Catalogne le premier avortement légal, on
inaugurait d’autre part une nouvelle Maternité.

Jean DUPOUX. »

La presse libertaire anglo-saxonne aussi se fit l’écho de la parution du décret : « le contrôle des naissance avancé en Catalogne », dans le numéro 12 du 26 février 1937 de Spanish révolution, publié par l’United Libertarian Organization à  New York


[1] NDLR : souligné dans l’article original

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