Uchiyama GUDO : le moine bouddhiste anarchiste et le crime de lèse-majesté

En novembre 1867, le Japon connait un tournant radical dans son histoire : alors que l’île vivait volontairement repliée sur elle-même,  fermée aux étrangers depuis plus de 120 ans, le dernier shôgun Tokugawa (1837-1912) abdique, restaurant tous les pouvoirs à l’empereur et mettant fin à l’isolationnisme.

Sous le règne de l’empereur Meiji (1852-1912) – qui choisit ce nom qui signifie « gouvernement éclairé » – le Japon connait une refonte radicale des systèmes politiques, économiques et sociaux aboutissant à une modernisation extrêmement rapide du pays : c’est la restauration Meiji. Edo est rebaptisée Tokyo et devient la capitale impériale dès 1868. Les daimyos et les samouraïs perdent leurs droits et privilèges, non sans regret. Promulguée en 1889, la première constitution impériale du Japon investit l’empereur d’un pouvoir central fort. Sur le plan sociétal, le régime rend l’enseignement obligatoire et créé les universités impériales de Tokyo et Kyoto. L’abandon du calendrier luni-solaire chinois au profit du calendrier grégorien est un marqueur de l’introduction progressive de la culture occidentale au sein du pays.

Cette modernisation à marche forcée est illustrée par la devise de l’empereur : fukoku kyôhei « enrichir le pays, renforcer l’armée« . Il s’agit de développer rapidement et conjointement l’économie nationale et de la force militaire, pour hisser le Japon au rang de puissance mondiale capable de rivaliser avec les occidentaux et éviter ainsi d’être colonisé comme la Chine à la même époque.

Au contraire, s’appuyant sur sa nouvelle armée moderne, le Japon entreprend une politique d’expansion territoriale. Les opérations militaires se succèdent : guerre sino-japonaise en 1894-1895, guerre russo-japonaise en 1904-1905. Sa zone d’influence s’étend de façon considérable grâce à l’annexion des îles Ryûkyû en 1879, de Taïwan en 1895 puis de toute la Corée en 1910.

Cette politique impérialiste et guerrière rencontre un mécontentement grandissant, notamment dans les campagnes où l’industrialisation accélérée détruit le mode de vie collectif communaliste des paysans, tout en prenant leurs fils pour aller se faire tuer à la guerre.

Les premiers groupes socialises se créent en 1901, dont certains évoluent en 1905 vers l’anarchisme à l’image du journaliste radical Kôtoku Shûsui (辛徳秋水). C’est dans ce contexte qu’apparait un moine bouddhiste zen au parcours singulier et qui partagera le triste destin de Kôtoku, le jeune Uchiyama Gudô (内山 愚童).

La formation d’un esprit libre

Uchiyama Gudô est né le 17 mai 1874 à Ojiya, un village du département de Nigita. Prénommé Keikichi, il était l’aîné de 4 enfants. Bon élève à l’école primaire, il reçoit une récompense préfectorale pour ses résultats excellents. Très jeune il s’intéresse à Sakura Sôgorô, un paysan légendaire qui s’était rebellé contre l’injustice au XVIIème siècle. Les discussions sur les questions comme l’émancipation de la femme et la nécessité de la réforme agraire pour mettre fin à la misère dans les campagnes firent partie intégrante de son éducation enfantine.

Toutefois il doit interrompre ses études pour aider son père, charpentier ébéniste spécialisé dans les temples et objets liturgiques, puis dans les moules en bois pour biscuits. Il garda de son enfance un goût et un certain talent  pour la sculpture sur bois, réalisant à l’âge adulte entre autre des statuettes de Bouddha pour les fidèles de son temple et des supports pour pierre à encre pour ses compagnons anarchistes tels Kôtoku Shûsui et Morichika Unpei (森近運平).

Son père meurt quand il a 16 ans, en 1890. Alors qu’en tant que fils aîné, il était censé reprendre l’entreprise familiale, il quitte sa maison pour suivre son désir de poursuivre des études. Après une période d’errance dans le pays à la recherche de sa voie. Il rejoint la secte Soto, au contact de son oncle Aoyagi Norimichi, lui-même moine de cette église. Il prend la tonsure comme bonze bouddhiste le 12 avril 1897, sous le nom de Tenshitsu Gudô 天至,#、童. Il suivit tous les enseignements et les rituels qu’un moine Soto doit accomplir afin de devenir prêtre dans un temple (jushoku 住 職) et reçoit sa kesa (robe de transmission) le 7 juillet 1902 au temple principal de la secte Soto de Eihei-ji. Il ne fallut que 5 ans à Gudô pour achever sa formation, ce qui est un laps de temps particulièrement court et dénote ainsi son ambition et sa force de travail. Mais déjà son caractère rebelle est affirmé : on retrouve dans le curriculum vitae d’Uchiyama conservé aux archives de la secte Soto une réprimande du siège de la secte datée de janvier 1904 «pour avoir enfreint les règlements; [élève] certifié avant d’avoir accompli une ancienneté suffisante dans le Dharma [la loi religieuse] »(法 臘 未 満 立身 ニ 付 、 違規 懺 謝).

A la mort soudaine de son maitre, Jitsumyo, le 5 avril 1903, il emménage dans le temple de Rinsen-ji (林泉寺) du village d’Ohiradai, dans la région rurale des montagnes de Hakone, dont il devient le prêtre en titre en février 1904. Ohiradai était un petit village exclusivement rural, sans aucune industrie, et la vie des villageois était d’une extrême pauvreté. Le temple dont la direction venait d’échoir à Gudô était on ne peut plus modeste. Il ne disposait pour seule ressource que des offrandes de quarante familles pauvres et, en dehors d’un petit pavillon à toit de chaume, il ne possédait guère que deux arbres, un kaki et un châtaignier. Selon la tradition orale du village, Gudô invitait les habitants dans l’enceinte du temple chaque année à l’automne et partageait équitablement entre eux tous la récolte de fruits des deux arbres.

La même année que sa nomination comme prêtre, Gudô, en quête d’une alternative à l’injustice qu’il observe, s’intéresse à la sangha, la communauté bouddhiste traditionnelle chinoise comme un modèle de mode de vie commun sans propriétés privée :

« C’était en 1904 … lorsque je pensais à la formation religieuse suivie dans la Chine des temps anciens par les bonzes de mon école, j’étais frappé par sa beauté. Il y avait là, au même endroit et à la même époque, deux ou trois cents personnes qui partageaient un mode de vie collectif, mangeaient la même nourriture et portaient les mêmes vêtements. Dans mon idéal, un système formidable verrait le jour si l’on parvenait à appliquer ce mode de vie à l’échelle d’un village, d’un canton ou d’un pays [1]»

Gudô se préoccupait beaucoup de la pauvreté rurale dans ses contacts avec les jeunes du village. La racine du problème selon lui résidait dans l’injustice d’un système social où une poignée d’individus possédait la majeure partie de la terre, tandis que le fermage était le lot du plus gros de la population rurale. Gudô en vint à plaider ouvertement pour la réforme agraire distributive et encourageait les paysans à ne pas payer de taxes.

Un autre problème frappait les jeunes, celui du service militaire obligatoire. La période pendant laquelle Gudô exerce sa fonction au temple de Rinsen-ji coïncide avec la guerre russo-japonaise (du 8 février 1904 au 5 septembre 1905). Le service militaire, qui avait été mis en place en 1873 par l’Empereur Meiji, était très impopulaire chez les paysans, qui voyaient leurs jeunes partir pour une guerre qui ne le concernait pas et dont ils ne retireraient aucun bénéfice mais que des sacrifices. Gudô exhorta les paysans à refuser de participer à l’effort de guerre et refuser d’envoyer les enfants faire leur service.

Caricature du Heimin Shimbun du 17 Janvier 1904 : militaires, élites politiques, religieuses et économiques essaient de faire entrer le paysan pauvre dans le temple de la guerre, dont le portique est constitué de deux fusils et d’un sabre

C’est également en 1904 que Gudô entra en contact avec un mouvement de réforme sociale de beaucoup plus grande ampleur et laïc celui-là, le socialisme anarchiste. Cette rencontre fut permise par la soif de connaissance et l’ouverture d’esprit de Gudô. Alors que la quasi-totalité des moines bouddhistes zen de l’époque versaient dans les études de chinois classiques, s’exerçant dans l’art traditionnel zen de l’écriture de poème et soutenaient de tout leur cœur l’empereur, Uchiyama lisait la presse progressiste de Tokyo : d’abord le Yorozu Choho 萬草月幸艮 (Information diverse du matin) puis le Heimin Shimbun 平民亲斤聞 (Le journal des gens du peuple)., fondé par Kôtoku et d’autres journalistes qui quittèrent le Yorozu quand celui-ci passa d’une position pacifiste à une position pro-guerre.

Gudô, du bouddhisme à l’anarchisme

Siège de la « Société des gens communs / ordinaires » (Heimin-sha) en janvier 1907, qui publie le Heimin Shimbun.

Les sympathies politiques de Gudô passèrent rapidement de la social-démocratie à l’anarchisme. Il commence à s’identifier comme un anarchiste après en avoir découvert l’idéologie dans le journal de Kôtoku, le Heimin Shimbun Le journal eu une influence décisive sur le jeune bonze, qui déclara par la suite « quand je commençais à lire le Heimin Shinbin, je réalisai que les principes qu’il défendait étaient identiques aux miens et c’est ainsi que je devins un socialiste anarchiste ».

Gudô commença alors à organiser des réunions pour les jeunes au temple Rinsen-ji, où étaient lues des sections du Heimin Shimbun  et où il les encourageait à s’organiser collectivement. Il donna également des cours gratuits d’éducation à la lecture et à l’écriture.[2]

Il ne se contenta pas d’être un simple lecteur et contribua au journal en lui adressant des articles. Dans le premier article qu’il envoya, paru dans le numéro de janvier 1904 (avant qu’il ne soit nommé prêtre officiellement) et titré « Comment je suis devenu socialiste ? », il s’appuie encore sur des paraboles bouddhistes pour étayer ses idées. Mais par la suite, ses écrits seront exempts de toute référence explicite au bouddhisme :

« Comme prédicateur bouddhiste, j’enseigne que « tous les êtres sensibles ont la nature de Bouddha » et qu’« tous les Dharmas sont égaux, aucun n’est supérieur ni inférieur ». De plus, j’enseigne que « tous les êtres sensibles sont mes enfants ». Ce sont les règles d’or qui sont la base de notre foi. J’ai découvert qu’ils sont en accord complet avec les principes du socialisme. C’est ainsi que je suis devenu un croyant du socialisme6. »

Cette conception égalitariste, où il n’y a ni supérieur ni inférieure vient du Sutra du Diamant. Elle l’amena à approfondir sa réflexion pour aboutir à une critique solidement argumentée de la notion de karma et de réincarnation, pourtant l’une des bases du bouddhisme, qu’il qualifie même de superstition :

« la pauvreté est-elle, comme le disent les bouddhistes, la rétribution de vos mauvaises actions passées ? Ecoutez mes amis, si, à l’aube du XXème siècle, vous vous laissez abuser par ce genre de superstition, cela voudrait dire que vous ne valez pas mieux que des bœufs ou des chevaux. Est-ce là ce que vous voulez ? »

Gudô s’était bien rendu compte que le clergé bouddhiste utilisait la doctrine du karma pour justifier les inégalités sociales et économiques : si les fermiers étaient pauvres ils n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes et à leurs actions passées. Le maître zen Shaku Sôen [3], contemporain de Gudô, justifiait ainsi les inégalités : «  nous sommes nés dans le monde de la diversité, certains sont pauvres et malheureux, d’autres riches et heureux. Cette diversité se répètera sans fin dans nos vies futures. Mais à qui nous plaindrons nous de notre misère ? A personne d’autre que nous-mêmes ! »

Gudô exprima également son désaccord avec les pratiques corrompues en vigueur dans le clergé bouddhiste. Ainsi il adressa à Orishasi Daikô, supérieur du temple Josen-ji, une lettre de protestation dans laquelle il demandait que sa secte en finisse avec l’habitude de vendre les charges de chef de temple au plus offrant. Le supérieur ayant refusé de le suivre sur ce terrain, Gudô exprima sa détermination à se battre seul pour sa cause.

Poursuivant sa réflexion et ses lectures au-delà des seuls textes bouddhistes, empruntant des références à d’autres cultures et d’autres civilisations (ce qui aujourd’hui serait taxé d’appropriation culturelle) Gudô en arrive progressivement à se réclamer de la raison comme principe et moteur de l’action individuelle et collective. Même si il se considéra comme un bonze tout le long de sa brève vie, on ne peut s’empêcher de s’interroger de ce qu’aurait été la suite de son évolution philosophique si l’empereur du japon ne l’avait pas fait assassiner. Ainsi, dans un de ses derniers textes qui nous soit parvenu, intitulé Gokuchû nite no kansô (souvenirs de prison) du 28 octobre 1909, il nous dit :

« Shakuyamuni était un religieux qui abandonna son trône pour devenir mendiant. Diogène était un philosophe qui a passé, dit-on, sa vie entière dans un tonneau. Ce genre de vie ne les a pas empêchés de connaître une joie qu’aucun monarque n’aurait pu leur retirer. Cloué sur la croix, le Christ n’en a pas moins été heureux d’offrir sa vie pour racheter tous les péchés du monde. On peut en déduire que le bonheur appartient à ceux dont les comportements sont conformes à leur propre raison. Cela étant, n’est-on pas en droit de dire que les gens qui agissent en accord avec la raison sont ceux qui se consacrent à faire avancer, ne serait-ce qu’un petit peu, la cause de la répartition équitable du travail entre les hommes et de la satisfaction de leurs besoins en terme de nourriture, de vêtement et d’abri ? Celui qui, après avoir agi conformément à la raison, devrait mourir sur l’échafaud, ou subir l’humiliation de la crucifixion, ou finir ses jours glacés jusqu’aux os dans l’enfer souterrain des mers du Nord, celui-là pourrait rester parfaitement calme et recueilli. C’est de ces gens-là qu’on peut dire qu’ils ont trouvé le vrai bonheur dans la vie ».

L’observation de la réalité sociale qui l’entourait avait amené Gudô à une réflexion sur les bases mêmes du bouddhisme, et au rejet d’un certain nombre de règles fondamentales. Or la restauration de l’empereur s’était appuyée sur la religion, renforçant le principe du caractère divin de l’empereur, qui était littéralement Dieu sur terre. La Constitution japonaise de 1899 déclare la personne de l‘empereur «sacrée et inviolable». On ne peut le toucher, ni le regarder et surtout pas lui manquer de respect. Logiquement, Gudô étendit sa critique de la religion à celle de l’empereur, rejetant catégoriquement les fondements affectifs et spirituels su système impérial mis en place sous l’ère Meiji :

« Il y a trois sangsues qui sucent le sang du peuple : l’empereur, les riches et les grands propriétaires terriens. Contrairement à ce que voudraient vous faire croire vos maîtres d’écoles et d’autres individus, l’empereur, grand patron du gouvernement actuel, n’est pas le fils des dieux. Ses ancêtres sont venus d’un coin du Kyushu, tuant et volant en chemin. Puis ils ont massacré leurs complices, Nagasune-hiko et bien d’autres ; réfléchissez un instant et l’évidence que l’empereur n’est pas un dieu vous sautera aux yeux.

Lorsqu’on entend dire que la dynastie impériale existe depuis 2500 ans, on pourrait croire que l’empereur actuel est divin, il se trouve pourtant que les empereurs ont toujours été la proie des attaques de leurs adversaires étrangers et, sur leur propre territoire, traités comme des marionnettes par leurs vassaux. Bien qu’il s’agisse là de faits notoires, les professeurs d’université et les étudiants, qui sont tous des poules mouillées, se refusent à dire ou écrire quoi que ce soit là-dessus. Ils préfèrent au contraire se tromper eux-mêmes et tromper les autres en débitant des mensonges en pleine connaissance de cause ».

Un premier procès pour ses écrits blasphématoires

Gudô tira entre mille et deux mille exemplaires du tract dont est extrait le passage ci-dessus et les envoya par la poste, dans des petits paquets enveloppés dans du papier ordinaire, à d’anciens lecteurs du Heimin Shinbun qui venait d’être interdit. Les propos blasphématoires du bonze, notamment son attaque en règle contre le régime impérial, causèrent à certains d’entre eux tant de frayeurs qu’ils brûlèrent sur le champ tous les exemplaires reçus. D’autres en revanche en éprouvèrent une telle excitation qu’ils se précipitèrent dans la rue pour distribuer le tract aux passants. Il ne fallut pas longtemps pour que des exemplaires arrivent entre les mains de la police, qui déclencha des recherches dans tout le pays pour retrouver l’auteur du tract, l’endroit où celui-ci avait été imprimé et le matériel utilisé.

En effet, après l’affaire du drapeau rouge en 1908, les persécutions du gouvernement avaient poussé les anarchistes et les mouvements pacifistes du Japon dans la clandestinité, suspendant la publication des journaux. Face à cette situation, Uchiyama avait décidé de réagir et de promouvoir l’anarchisme par le biais de publications clandestines. Il alla rencontrer Kôtoku à Tokyo en septembre 1908. Puis il acheta l’équipement nécessaire pour installer secrètement une presse à imprimer, sous l’autel de Bouddha de son temple du Rinsen-ji. Il démontra aussi sa grande habilité manuelle en gravant les blocs de bois qui lui permirent d’imprimer de nombreux tracts et pamphlets anarchistes, ainsi que certains de ses écrits.

La police finit par retrouver la trace de Gudô et le 24 mai 1909, elle arrêta le bonze alors qu’il retournait au temple après un mois de pratique zen au temple Eihei-ji. Inculpé, pour commencer, de violation des lois sur la presse et la publication, il crut qu’il s’en tirerait avec une simple amende. Mais les policiers affirmèrent avoir trouvé également des bâtons de dynamites dans le temple. Et pour aggraver son cas, ils avaient également trouvé la photo du prince héritier Yoshihito (嘉仁), fils de l’empereur Meiji, qui avait été découpée dans une revue et qui, pour leur plus grande vexation, avait été épinglée sur la porte des toilettes du temple. Ce détail aura toute son importance par la suite  … 

Très rapidement, le 6 juillet 1909 ; et avant même qu’il ne soit jugé, les responsables de la secte soto, lui retirèrent sa charge de supérieur du temple Rinsen-ji. Une fois son inculpation prononcée, ils réagirent encore plus vigoureusement en l’excluant carrément de la secte le 21 juin 1910. Il fut condamné à 7 ans d’emprisonnement par la cour du district de Yokohama le5 novembre 1909.

Le second procès : l’incident du crime de lèse-majesté

Alors que Gudô était en train de purger sa peine en prison, la police arrêta le 25 mai 1910 deux ouvriers anarchistes d’une scierie d’Akashina, Miyashita Takichi (宮下太吉) et Kanno Suga (菅野スガ), accusés d’avoir comploté pour tuer l’empereur. La perquisition chez Miyashita Takichi mis en évidence – outres des produits chimiques pouvant servir à produire des explosifs – un exemplaire du tract de Uchiyama Gudô.

Les autorités, avec à leur tête le premier ministre Katsura Tarô, virent tout de suite l’usage qu’elles pouvaient faire de cette découverte opportune. Elles décrétèrent qu’une vaste conspiration était à l’œuvre pour assassiner l’empereur. Cette «affaire du crime de lèse-majesté » (大逆事件, Taigyaku Jiken), allait permettre de liquider le mouvement anarchiste.

Le conseiller de l’Empereur (genro) Yamagata Aritomo donna l’instruction de se montrer impitoyable avec les anarchistes [4]. En effet, Yamagata «était particulièrement choqué par le fait que les anarchistes ne croyaient pas au caractère divin de l’empereur ». A ses yeux, ce manque de respect pour le fondement de l’Etat représentait une menace sérieuse pour l’avenir de la nation et il fallait l’éradiquer par tous les moyens nécessaires. Par ailleurs, au moment de l’arrestation, le gouvernement japonais préparait l’annexion de la Corée (qui aura lieu en août 1910). Le colonialisme japonais rendait nécessaire de faire taire les éléments radicaux, qui menaçaient de saper ses plans dans l’opinion publique [5].

Le chat impérial s’apprête à manger la peste socialiste, caricature parue dans les journaux japonais à l’époque du procès

Gudô, bien qu’emprisonné depuis un an et donc n’ayant pu participer au « complot », fut considéré comme l’un des plus dangereux anarchiste avec Kôtoku : ils étaient considérés responsables moralement du « crime de lèse-majesté » par leurs écrits passés et leur influence. Dans le rapport d’instruction, le procureur Hiranuma Kiichirô déclara même que les écrits de Gudô constituaient « le livre le plus haineux qui ait été écrit dans toute l’histoire du Japon ».

Le 18 octobre 1910, Gudô fut inculpé de trahison pour avoir comploté en vue d’assassiner le prince héritier Yoshihito. Le procès commença le 1er décembre 1910, et se conclut le 18 janvier 1911. Aucun témoin ne fut entendu, démontrant qu’il s’agissait d’un coup-monté du pouvoir pour en finir définitivement avec les anarchistes. Il est vrai que l’article 73 de la constitution prévoyait que dans le cas de crime de lèse-majesté il suffisait au ministère public de démontrer « l’intention de nuire aux membres de la famille impériale» pour requérir la peine de mort, même s’il n’existait aucune preuve que les accusés aient entamé la moindre action pour concrétiser cette intention. Sans surprise, tous les accusés furent déclarés coupables et 24 d’entre eux – dont Gudô et deux autres moines – furent condamnés à mort. La sentence fut prononcée devant plus de deux cents policiers et quelques dizaines de kempei  憲兵(gendarmes). Le lendemain, un ordre impérial commua la peine de 12 des accusés en prison à vie, mais pas celle de Gudô ni Kôtoku. Ce qui n’empêcha pas que les deux moins épargnés, Tagaki Kenmyô et Mineo Setsudô, moururent en prison.

Les condamnés sont emmenés menottés, la tête couverte d’une cagoule Tokyo Asahi Shimbun, 10/12/1910

La condamnation à mort de Gudô et celle des autres militants, symbolisa l’ascension d’un système politique d’Etat décidé à éliminer tout mouvement révolutionnaire et posa un jalon dans la formation du fascisme japonais [6] dont l’exaltation de l’institution impériale fut le pivot.

Gudô et ses coaccusés furent exécutés par pendaison, dans la cours de leur prison, le matin du 24 janvier 1911, soit moins d’une semaine après leur condamnation. Le gouvernement voulait rendre une justice « à la vitesse d’un cheval au galop » selon le grand juriste Imamura Rikisaburo (今ネナカ三良). Gudô fut le 5ème à monter à l’échafaud, à 11h23. Il avait 36 ans et 8 mois. Selon l’historien Kyûichi Yoshida (吉田久一), « il ne montrait pas le moindre signe de détresse émotionnelle. Son apparence était au contraire sereine, et même joyeuse – à telle point que l’aumônier s’inclina sur son passage ». Le lendemain, quand son jeune frère Senji vint récupérer le corps, il demanda à ce qu’on ouvrit le cercueil. Voyant l’expression paisible de Gudô il s’exclama : «Ô, frère ainé, tu es parti sans souffrir. Quel splendide visage tu as dans la mort. »

Par une de ces bizarrerie administrative dont toutes les bureaucraties du monde ont le secret, alors que les autorités avaient essayé de faire disparaitre toutes les traces des activités et écrits de Gudô, elles rendirent à son frère en même que le corps les maigres possession de Gudô, plusieurs de ses textes dont le Heibon no jikaku (la conscience ordinaire) qui est le testament politique de Gudô, véritable profession de foi anarchiste et universaliste, adressée à l’espèce humaine, et dans laquelle toute référence au bouddhisme a disparu même si il y a une influence zen perceptible dans le titre [7] :

« vous devez en toute chose agir conformément à ce que vous croyez juste. Alors les autres n’ont aucun droit de vous entraver ou de faire obstacle. Autrement dit, de même que vous respectez les intentions des autres, les autres doivent pleinement respecter les vôtres. C’est la condition d’une vie paisible. En bref, le but ultime de l’espèce humaine réside d’une part dans l’indépendance et l’autonomie, et de l’autre dans l’entraide et la solidarité, ou en d’autres termes dans la liberté, l’égalité et le souci d’autrui. Vu dans la perspective de l’évolution de la politique, du droit, de la religion et de la morale, on peut dire que le progrès est venu de l’extérieur avant d’être intériorisé par les individus. On apprend à se diriger et à se contrôler tout en mettant sa propre richesse au service au service de la satisfaction des besoins des autres. Ce faisant, l’être humain va naturellement vers l’accomplissement de sa finalité. Nous autres, êtres humains, n’avons rien à voir avec les vaches et les chevaux, qui ne peuvent vivre sans une puissance qui les domine et les contrôle. Au contraire, nous devons être capables de vivre et d’agir en toute liberté, maîtres de nous-même et fermement plantés sur nos deux pieds [8]» 

La réaction du clergé bouddhiste : de l’excommunication à la récupération post-mortem tardive …

Comme on l’a vu, dès la première arrestation de Gudô en 1909, la secte Soto lui avait retiré sa charge puis l’avait promptement exclu, sans attendre même qu’il fut officiellement déclaré coupable et condamnée du premier procès.

Mais cette haute trahison d’un bonze somme toute ordinaire qui avait osé remettre en cause les principes de la religion bouddhiste et à la suite rejeter le système impérial secoua tout l’édifice religieux de la secte Soto. La secousse se fit également sentir dans les autres écoles religieuses zen aux quelles appartenaient les autres moines impliquées.

La réponse de la direction du siège de la secte Soto lors du procès fut d’envoyer une note au ministère de l’Intérieur et au tribunal déclarant qu’Uchiyama avait déjà été radié des listes de la secte Soto, et s’excusant pour leur négligence dans le contrôle de la situation.

Les 16 et 18 février 1911, soit moins d’un mois après l’exécution de Gudô, la secte Soto organisa en son siège une grande conférences au sommet intitulée «blâme pour une souillure » (Kunkai ippan 卡 一 荡), dont elle publia dès le 30 mars le compte rendu, de façon à diffuser auprès de tous ses membres les instructions sur la conduite à tenir « pour expier ce crime qui entache gravement les milles premières années de la secte »[9]

. Pendant deux jours, tout l’encadrement de la secte soit plus d’une centaine de dirigeants, directeurs d’école et enseignants, furent réunis. Parmi les orateurs figuraient Shiba Junrokuro (其if波浮ハ良), directeur du département des religions du ministère de l’intérieur, Inoue Yuichi (井上友一), directeur du département des sanctuaires; Inoue Tetsujiro (井上哲次良), professeur de l’Université impériale de Tokyo et Koyama Atsushi (i小山温), directeur du département des prisons du ministère de la Justice. Les prêtres en chef des deux principaux temples de la secte, Eihei-ji et Soji-ji furent réprimandés. Le responsable administratif de la secte, Morita Goyo, fit  une déclaration abjecte pour s’excuser de n’avoir pas exercé un contrôle adéquat sur Gudô et ses semblables : « je suis profondément choqué qu’un individu comme Uchiyama Gudô ait pu trouver sa place dans notre église, une église qui depuis sa fondation a fait du respect de l’empereur et de la protection de l’Etat son principe fondamental. C’est pourquoi je me confonds en profondes excuses et m’engage à guider et éduquer les moines de notre secte pour qu’ils consacrent toute leur énergie aux tâches qui leur incombe et remplissent avec zèle leur devoir envers la société ».

La conférence rappela que le bouddhisme japonais était basé sur l’idée d’honorer l’empereur et de «protéger le pays » (尊皇護国), que le bouddhisme est inséparable de la famille impériale, et que cela n’était pas seulement vrai historiquement, mais devait également être pris pour acquis comme naturel et juste du point de vue de la politique nationale. Il s’agit là d’une expression concise de la position de base des bouddhistes, toute tendance confondue, de l’ère Meiji. En effet les autres églises bouddhistes zen ne furent pas en reste dans la course à qui dénoncerait le plus fort le blasphème des anarchistes.

La secte shin blâma également le comportement de son moine Takagi Kenmyô, qui avait été arrêté dans le cadre de l’affaire du crime de lèse-majesté et condamné à mort, avant que sa peine soit commuée en emprisonnement à vie. Le 20 janvier 1911, les deux directeurs administratifs de la secte envoyaient à tous les temples affiliés une lettre de remontrance :

« L’an dernier, certaines personnes dévouées à la cause de l’extrémisme anarchiste, ont ourdi un extraordinaire complot. Ce faisant elles ont non seulement violé le principe fondamental de notre secte, qui enseigne la coexistence de la vérité relative et la vérité absolue, mais encore rejeté la doctrine bouddhique de la causalité. Ce n’est pas ainsi que doivent se comporter les moines de notre secte, et pourtant il y a un moine de cette secte qui fait partie de ces gens-là… les membres de notre secte qui ont un rôle dirigeant doivent tout spécialement prêter attention à ce que font les moines et les laïcs qu’ils ont la charge de surveiller. Vous devez éliminer les idées fausses sans jamais relâcher votre surveillance.[10]»

Même les sectes dont aucun moine n’était concerné par l’affaire s’empressèrent d’affirmer leur fidélité à l’empereur divin. Ainsi, la secte rinzai publia une mise en garde en direction de ses membres « Depuis sa fondation dans ce pays, le rôle de la secte rinzai a consisté pour l’essentiel à protéger la nation par la diffusion du zen. C’est pour cette raison que nous avons révérencieusement placé devant l’image principale du Bouddha qui se trouve dans les temples de la secte une tablette portant l’inscription « puisse l’empereur actuel vivre mille ans », faisant ainsi de nos temps des centres de formation consacrés à la pacification et à la protection du pays. Nous veillons à ce que les membres de notre secte gardent toujours présent l’esprit d’amour du pays et de loyauté absolue envers l’empereur, à ce qu’ils ne négligent pas la doctrine du karma ni ne tombent dans le piège de la croyance en l’idée hérétique de «pernicieuse égalité » prônée entre autre par les anarchistes [11] ». 

Mais il ne faut pas croire que cette chasse aux blasphémateurs ne concernait que la religion bouddhiste. Les autres religions présentes au Japon, le Shintoïsme et le Christianisme, firent aussi une grande démonstration de servilité.

Les représentants des cultes shinto et chrétien participèrent avec enthousiasme à la conférence des 3 religions (sankyô kaydô) organisée par le gouvernement japonais le 25 février 1912. Cette conférence plaida pour une coopération entre politique, religion et enseignement, dans l’intérêt de la prospérité nationale. La participation officielle des chrétiens à la conférence montrait que la ferveur patriotique déployée par cette religion pendant les guerres contre la Chine et la Russie leur avait enfin ouvert les portes de la reconnaissance officielle.

La conférence eu pour résultat d’inciter nombre de dirigeants influents des hiérarchies bouddhiques et chrétiennes à travailler ensemble pour le renforcement de l’Etat, du patriotisme, de l’unité nationale, et du moral de la population pour le soutien à l’empereur. La soumission aveugle de tous les cultes présents au japon, et pas seulement du bouddhisme, à la politique impériale et au militarisme allait permettre l’embrigadement de la population dans la guerre impitoyable de conquête qui s’annonçait … Qu’un simple moine, sans aucun pouvoir, puisse menacer cet édifice par ses paroles simples et directes, dans un langage ordinaire pour des gens ordinaires, était insupportable pour le pouvoir et il devait donc mourir. Sa liberté et sa simplicité était le véritable blasphème. Il se devait, ainsi que ses co-accusés de disparaitre de l’Histoire. Plus de 50 ans après les faits, alors que les descendants demandaient la réouverture du procès, le Ministère de la justice avoua que les archives du procès avaient été détruites par les autorités de l’époque [12], désireuses de faire disparaitre toute trace de leur existence même.

Après sa défaite dans la seconde guerre mondiale, le Japon ne chercha pas vraiment à analyser les raisons qui l’avaient amené à ce désastre humain et moral. L’empereur Hirohito, petit-fils de Meiji, était resté sur le trône par la bonne grâce des USA. Une légende se créé autour de l’Empereur selon laquelle il ne porte aucune responsabilité sur les évènements et la guerre, et rien ne doit venir troubler ce conte à dormir debout. En 1961, une requête en révision du procès fut déposée,  mais elle est rejetée par la Cour Suprême le 5 juillet 1967, mettant un point d’arrêt définitif à toute démarche juridique de réouverture du procès. Le blasphème de Gudô et ses compagnons avait gardé toute sa charge subversive, il fallait le laisser sous sa chape de plomb. Plus de cent ans après les faits, aucune révision officielle n’est imaginable, malgré le changement de Constitution de l’après-guerre.

Mais dans nos époques modernes, où le faux devient un moment du vrai, en nos temps orwelliens où la paix c’est la guerre, il devenait difficile de maintenir Gudô et son esprit libre enfermés dans leur cachot de l’Histoire. La meilleure façon de désamorcer la charge subversive n’est plus de l’enfouir pour la dérober au regard mais au contraire de la prendre à bras le corps, de l’embrasser au sens propre pour ainsi mieux l’étouffer. Ainsi la secte Soto s’avisa-t-elle en 1993 (il était temps !) de créer un « bureau pour la protection et la défense des droits de l’homme », dont une des premières décisions fut de réinstaurer à titre posthume Gudô – qui n’avait rien demandé – comme membre de la secte et comme prêtre, « pour assurer la consolation de son esprit ». Il va de soi que c’était surtout pour la consolation de la secte elle-même que cette décision fut prise. Car au-delà des mots ronflants qui accompagnait la décision de la secte l’essentiel était d’affirmer que «  son exclusion avait été une erreur due à l’adhésion de la secte à la politique répressive du gouvernement ». Autrement dit, si Gudô avait été victime, la secte l’était un peu elle aussi et s’exonérait de toute responsabilité non seulement dans l’assassinat de Gudô par le gouvernement mais aussi de toute participation active et même proactive  dans la production d’une idéologie religieuse favorable au militarisme et à l’impérialisme japonais qui avait fait des millions de morts. La secte n’aurait été que passive, suivant la politique gouvernementale sans se pose de question. C’est une seconde manière d’assassiner Gudô, et d’ensevelir sous les fausses repentances et les larmes de crocodiles ses paroles blasphématoires et prophétiques. Gudô ne fut pas le modèle immaculé du Bouddhiste pacifique luttant contre l’injustice et l’oppression, que les religieux et les bouddhistes parfois affublés du qualificatif « libertaire » essaient de nous vendre. Gudô était un anarchiste, partisan de l’action directe, qui écrivit : « Les mains qui tiennent un chapelet doivent aussi toujours tenir une bombe ».


[1] Compte-rendu de son interrogatoire qui a précédé son procès. M. Inagaki, Henkaku o motometa bukkuôsha, p. 112

[2] https://www.facebook.com/bottledwasp/

[3] Shaku Soyen (釈 宗演?, écrit en japonais moderne Shaku Sôen ou Kôgaku Shaku Sôen), né le 10 janvier 1860 à Kanagawa au Japon et décédé à l’âge de 59 ans le 29 octobre 1919 à Kamakura, est un prêtre japonais qui fut le premier maître bouddhiste zen à enseigner aux États-Unis.

[4] Mikisono Hane

[5] Masako Gavin, Ben Middleton, Japan and the High Treason Incident, Routledge, 2013

[6] Le procureur, chargé de « l’enquête » sur cette affaire, Hiranuma Kiichirô devint vice-ministre de la Justice en août 1911, et fut l’un des dirigeants actifs dans la montée du militarisme et du fascisme japonais. Il fut premier ministre en 1939.

[7] Le titre faire référence à une phrase du célèbre maître zen  Nansen fugen « la conscience ordinaire est la voie »

[8] 柏木, 隆法, /  Ryûhô Kashiwagi, 大逆事件と内山愚童 / Taigyaku jiken to uchiyama gudô, JCA 出版, 1979

[9] Sôtô shûhô, n°340, 15 février 1911

[10] Chûgai nippô, n° 3259, 29 janvier 1911

[11] Ketelaar J.E., Of heretics and martyrs in Meiji Japan, p. 134

[12] Lévy Christine, Kôtoku Shûsui et l’anarchisme,  Ebisu, n°28, 2002. p. 66.

NB : Les principales sources pour rédiger ce texte ont été : Brian Victoria, le zen en guerre, Seuil, 2001 ; Ishikawa Rikizan, The Social Response of Buddhists to the Modernization of Japan – The Contrasting Lives of Two Soto Zen Monks, Japanese Journal of Religious Studies 1998 25/1-2 ; Fabio Rambelli, Zen Anarchism: The Egalitarian Dharma of Uchiyama Gudô (1874-1911), Berkeley: Institute for Buddhist Studies, 2013

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