samedi 12 octobre 2002
» Une science est issue dupays où les mots techniques dont elle se sert ont pris naissance » Jean Sylvain Bailly – Atlantide [1]
À l’heure où l’on parle de plus en plus des dérives industrielles, des OGM, de » brevetage » du vivant, d’expérimentations sur les embryons ou de clonage, on parle un peu moins du nucléaire. Tout en étant jugée nécessaire et riche de promesses, la science serait responsable maintenant de dérives technologiques et éthiques. Processus en accélération, atteignant peut-être un point de non-retour. Mais quel est donc ce facteur d’irréversibilité ? Comment se concrétise-t-il ? Et pourquoi nous laisse-t-il ce sentiment d’impossible dépassement ? Ces allégations n’apparaissent-elles pas de façon récurrente depuis que le Capital est Capital ? Que ce soit au moment des bouleversements fondamentaux liés à la manufacture, pendant la « révolution » industrielle, que ce soit pendant la période du taylorisme et du Fordisme, en passant par les centrales nucléaires ou les bombes à neutron, elles annoncent à chaque fois l’intégration complète dans le Capital de toutes les sphères sociales voir même à en croire certains, bénéficiaires, la fin de l’histoire ! C’est que la science et la technologie sont, en fait, en prise avec la société dont elles dépendent étroitement.
Le capitalisme a démontré au cours de sa jeune histoire, ses capacités essentielles de réorganisation, et de perfectionnement. A chaque réforme du Capital, la société crée de nouvelles valeurs morales, se débarrassant des anciennes devenues trop encombrantes que le Capital avait pourtant utilisées et parfois même générées – afin de continuer à avancer vers ce qui fait son essence une plus grande exploitation.
Car le Capital n’est pas une valeur morale, un groupe d’individus, ou une entité pensante et agissante. Mais bien une réalité économique. Il n’y a pas de complot du Capital pour se réorganiser avec un objectif à long terme mais plutôt une logique de développement et de synchronisation de la société pour le Capital. On pense bien sûr à la décolonisation, au travail des femmes et à la migration de travailleurs au gré de la demande. La société capitaliste change, le Capital reste. C’est dans ce cadre, que le Capital en tant que réalité économique, influe et oriente la recherche scientifique. Le Capital s’approprie de la même manière toutes les sphères de la société nécessaire à sa reproduction. Or le savoir-faire est un des enjeux de son développement. Car il n’est pas immédiatement capitalisable. L’important pour le Capital, étant de réduire le savoir-faire individuel, tout autant que le sens critique développé par la connaissance et de les remplacer par une méthodologie analytique dont il est le ciment et la force motrice : le « savoir-faire-faire », à travers la technologie, technique des techniques. L’empire romain, par sa taille et par sa structure centralisée, uniformisa déjà en normalisant et en classant les savoir-faire, l’usage de la plupart des techniques disponibles. Mais il n’en était pas la force génératrice. La technologie devait prendre une tout autre dimension. Les besoins de productivité du Capital ont poussé à la réalisation d’ensembles complexes mettant en oeuvre d’innombrables techniques élémentaires qu’il devait maîtriser et reproduire, entraînant le développement des technologies. Le Capital devient le détenteur du savoir-faire tout autant que son centre de gravitation en remplaçant le savoir-faire (la compétence technique du travailleur) par le savoir-faire-faire (la maîtrise de l’outil capitaliste).
La technologie permet ainsi de transformer un savoir-faire en outil de production capitalisable.
La technologie n’est pas que transformation structurelle de la technique. Par elle, il y a une modification aussi de la nature de l’acte technique ou de ce qu’elle produit, pour n’en conserver que sa fonction :
Le travail de comptabilité autrefois réalisé par un comptable (c’est-à-dire par un travailleur possédant les compétences techniques de comptabilité), peut aujourd’hui être réalisé par un travailleur n’ayant pas de compétences en comptabilité, mais utilisant un logiciel, appartenant au Capital.
Avec l’utilisation de réseaux informatiques (télématique), le Capital s’est doté d’un moyen extraordinaire, il peut faire travailler des personnes interchangeables en même temps sur un même projet, sans pour autant que ces travailleurs se retrouvent une seule fois physiquement dans un même lieu.
Pour un voyage en avion on passe d’un tube (embarquement) à un autre tube (l’avion), puis un dernier tube (le débarquement) et on est ailleurs : le déplacement, élément pourtant fondamental du voyage, a été supprimé. On ne voyage plus, on se téléporte.
Scientisme et anti-scientisme sont en bateau…
Au XIXe puis au XXe siècle, la science est presque devenue une religion, promettant des jours meilleurs pour chacun. Des positivistes socialistes comme Pierre et Marie Curie espéraient grâce notamment au progrès de leurs travaux améliorer la condition des travailleurs du monde entier. Les robots et l’informatique devaient libérer l’humanité du travail. On voit bien qu’il n’en est rien. Des patrons peut-être plus pragmatiques, y ont vu quant à eux, une source intarissable de gain de productivité qu’ils n’entendaient, par essence, pas partager. Des promesses, pourtant jamais tenues de la science, découlait le mythe du scientisme.
Le scientisme n’accepte comme connaissance valable que les acquisitions de la science. Sous sa forme la plus aboutie, le scientisme s’étend à tous les domaines de la vie intellectuelle et morale. Le scientisme s’efforce de résoudre toutes les questions par la science et de ne laisser plus aucun autre espace. Bien que le scientisme pur ne soit plus fermement défendu aujourd’hui, il a durablement imprégné la société de ses valeurs.
Comme par exemple, la science-fiction, qui joue souvent avec le mythe technologique en affirmant son rôle indépassable et toujours dépassé. Elle garde un regard méprisant (voir attendri) sur ses prédictions passées, nécessairement erronées. En contrepartie, lorsque il s’agit des promesses technologiques contemporaines, la science-fiction est tantôt terrifiante, tantôt rassurante, souvent admirative, mais toujours crédule.
De plus, contrairement aux siècles passés, la rapidité des moyens de communication, et la domination totale du modèle capitaliste moderne, ne permettent plus d’expérimenter de façon isolée des techniques différentes. On a maintenant l’impression qu’il n’y a qu’une avancée technologique possible, puisqu’il ne reste qu’un modèle d’organisation sociale. C’est pourquoi, il semble que la technologie, puisque imprévisible et unique, avance toute seule, on ne sait dans quelle direction, ni même dans quel but !
La société du savoir est le mythe. La société des progrès technologiques est la réalité.
Il reste donc cette idée que la technologie serait sujet actif, l’humanité serait donc condamnée à suivre le rythme des bureaux d’étude. La question n’est plus de savoir si on va utiliser une nouvelle technique, mais simplement de savoir comment. Il n’y aurait donc qu’une seule Science, qu’un seul savoir indépendant de la marche sociale de l’humanité ou même de l’initiative d’un individu. Pour le scientiste, la science actuelle, n’est donc pas le produit de nos sociétés, mais bien l’inverse. C’est-à-dire, que la forme sociale de nos sociétés, s’adapterait perpétuellement à l’évolution autonome de la Science. Le Capital étant dès lors sa forme « naturelle », puisque actuelle.
Le scientisme voudrait faire de la science capitaliste, le modèle unique, comme si grâce aux développements technologiques provoqués par les besoins expansionnistes du Capital, l’humanité soulevait enfin le voile de l’ignorance, comme un livre qu’on ne pourrait ouvrir qu’une page après l’autre. En fait, cette croyance est profondément obscurantiste, car elle ne permet pas d’avancer dans des directions autres que celles prescrites par le Capital. Elle contribue donc à poser des limites au savoir, celles de convergence avec le Capital comme l’a fait en son temps la religion grâce à sa hiérarchie, celle-ci étant omnipotente et omniprésente. Toute autre approche étant considérée dès lors, comme anti-scientifique. La science du Capital se pose donc comme synchrone et moderne.
Scientisme tombe à l’eau…
Mais les limites du scientisme devaient être vite atteintes : Lombroso et sa théorie biologique et physiologique de la criminalité, et surtout l’eugénisme devaient éclipser pour longtemps les discours à trop grosses connotation scientistes… Aujourd’hui, ces approches apparaissent comme des approches radicalement anti-scientifiques, car intervenant a posteriori pour accréditer une thèse dont le champ d’application est situé en dehors de la science invoquée. Mais le scientisme éthique vient vaincre là ou le scientisme par nature jusqu’au-boutiste péchait par excès. L’éthique répondrait maintenant aux questions sur les limites du développement des techniques scientifiques que ce soit les manipulations génétiques, ou le nucléaire (en tant qu’arme et source d’énergie). La morale devient régulatrice de l’activité du scientifique, allant même jusqu’à constituer des « comités d’éthique » ou des « contrôles citoyens ». Répondre aux besoins du Capital redevient-il éthique ?
Non ! Nous répond, coeur vaillant, l’anti-scientiste dont le rêve est de revenir à un mythique temps perdu où la technologie était au service de l’humanité Pourtant loin de reposer le problème fondamental, il s’englue trop souvent dans une dénonciation morale du scientisme fût-il éthique. L’anti-scientiste part à la charge contre les moulins de la science. Il fustige le nucléaire, défriche des champs d’OGM expérimentaux, rêve d’occire les connexions Internet ou arrête brutalement son abonnement de téléphone portable. Si ses luttes semblent justes, elles ne sont pourtant que fantasmes. Car en même temps qu’elles condamnent une recherche scientifique basée sur la réalité des besoins de productivité du Capital, elles laissent penser que c’est la science qui est sujet (en l’occurrence agissant dans le mauvais sens) et rentre donc dans la même logique de subjectivisation de la science, qui comme pour les scientistes, serait autonome. Or c’est justement la réalité contemporaine économique et sociale de notre société qui pousse au développement de techniques adaptées à ses besoins la reproduction du Capital.
La science n’est qu’un outil, elle ne peut donc en aucun cas être sujet.
La science n’est que toute actitité qui est l’objet d’une étude attentive, ou toute activité qui émerge du développement d’une méthode générée par l’analyse, afin de répondre aux besoins provoqués par la réalité économique. La technologie n’est donc ni bonne ni mauvaise, elle est objet, et dans le Capital, outil de production capitalisable.
Qui est-ce qui reste ?
L’anti-scientisme est donc la branche radicale du scientisme éthique. Elle répond à la nécessité d’une contradiction au scientisme qui continue d’affirmer le Capital.
Il n’y a pas marchandisation de la technologie le mouvement historique qui transformerait la technologie en marchandise n’existe pas. La technologie dans le capitalisme est, par essence, la capitabilîsation [2] du savoir-faire. Il n’y a donc pas détournement de ses buts par le Capital, mais synchronisation.
La technologie est, de fait, dans nos sociétés capitalistes, l’expropriation par le Capital du savoir-faire, en tant qu’outil de production de la classe prolétarienne. Concrètement, un individu a de moins en moins de savoir-faire individuel c’est la déqualification. Ses compétences techniques ne sont valorisables qu’à travers et par le Capital. La connaissance au lieu d’être un champ à découvrir, devient un domaine à perfectionner, il ne s’agit plus de découvrir de nouvelles terres, mais de perfectionner le domaine connu. Ainsi la science capitaliste totalitaire est Omniscience elle est modernité.
La science, en tant qu’outil du Capital, sert à dévelop-per les outils de perfectionnement de la domination du Capital. C’est pourquoi, il semble urgent d’agir contre le développement de toutes technologies nous rendant chaque jour plus dépendants du Capital, et accentuant la domination du modèle capitaliste. Chaque nouveau « progrès » de cette science, nous pose le problème de devoir gérer cette situation hors du Capital, et nous enferme un peu plus dedans. En effet comment mettre un terme au nucléaire sans spécialistes, sans concentration de pouvoir ? Comment nous organiser pour nous alimenter, sans centraliser la production alimentaire, une fois les OGM présents un peu partout ?
Il faudra pourtant bien que l’on gère ce que l’on ne combat pas maintenant ! Il n’y aura pas de période transitoire, pour régler les problèmes laissés par le Capital.
C’est pourquoi nous ne répondrons au Capital que par la solidarité des forces productives contre les forces réactionnaires de l’exploitation. Il y a effectivement urgence pas simplement à détruire les champs OGM, pas non plus à arrêter les centrales nucléaires, mais urgence à tarir la source : le Capital
Dans ce contexte l’anarcho-syndicalisme se pose comme force de résistance. C’est à dire action directe contre le développement immédiat du Capital par la défense du savoir-faire (salaire et autonomie) et force révolutionnaire car il n’y a pas de solution sans un changement radical de société qui passe, entre autres, par une remise en cause de la méthodologie productiviste de la Science au service du Capital.
Stéphane, Interco Marseille
[1] Jean Sylvain Bailly, entretient une correspondance avec Va/taire sur l’origine de la science, qu ’il fixe (contrairement à Voltaire) comme datant de l’Atlantide. Astronome et homme politique français membre de l’Académie des Sciences en 1763, puis de l’Académie française en 1783, Président de la constituante lors de la séance du Jeu de paume, puis maire de Paris de 1789 à 1791, il fit tirer sur les manifestants assemblés au Champ de Mars. Arrêté en 1793, il fut condamné à mort et exécuté sur le Champ-de-Mars le 12 novembre 1793.
[2] Potentialité du savoir-faire à être capitalisé