Le Réveil de la conscience ouvrière [Grève de Renault, 1947]

Le Combat syndicaliste CNT-AIT, 27e année,
nouvelle série, n° 4, janvier 1948

Le 25 avril 1947, une grève éclatait à l’usine de Renault Billancourt de la Régie Renault (la RNUR, comme on appelait l’enteprise depuis sa nationalisation en 1945) [voir la vidéo des actualités cinématographiques de l’époque : https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000000016/la-greve-des-usines-renault.html).

Cette grève historique, qui marquait le début de la rupture entre le Parti Communiste et le monde ouvrier, allait conduire au départ en mai 1947 des ministres communistes du gouvernement d’union national auquel ils participaient avec les socialistes de la SFIO et les démocrates chrétiens du MRP. Le PCF et la CGT, alors en pleine fièvre patriotique, combattirent cette grève jusqu’à ce qu’ils ne puissent faire autrement que de l’accompagner. Le mouvement a démarré sous l’impulsion des groupes révolutionnaires actifs à Renault.

Si les historiens ont surtout retenu le rôle de Pierre Bois, militant trotskyste au sein de l’organisation qui donna ensuite naissance à Lutte Ouvrière, ils ont souvent ignoré le rôle de premier plan joué par les militants anarchosyndicalistes de la – alors toute jeune – CNT-AIT, laquelle avait été créé à peine 6 mois auparavant, par des militants qui avaient quitté la CGT alors sous emprise stalinienne.

Pour rétablir un peu de vérité historique sur ce moment historique du mouvement ouvrier français, nous donnons à lire quelques textes de l’époque tirés de la presse de la CNT-AIT, ainsi qu’un bref résumé de la chronologie des évènements.


Dans la métallurgie

Article paru dans Le Combat syndicaliste CNT-AIT, 27e année, nouvelle série, n° 1,avril 1947, p. 1


Le Réveil de la conscience ouvrière [Grève de Renault, 1947]

Article paru dans Le Combat syndicaliste CNT-AIT, 27e année, nouvelle série, n° 3, juin 1947, p. 2

Chacun d’entre nous a été tenu au courant de l’important conflit, qui, pendant une douzaine de jours, dressa les metallos contre la direction de la Régie Renault, par conséquent l’Etat, ainsi que les dictateurs du Syndicat des métaux CGT

Depuis de nombreuses années, l’on avait perdu l’haibitude de voir naître un mouvement d’une telle importance, la grande centrale syndicale s’efforçant de tenir en sommeil les travailleurs.

Les revendications posées par les ouvriers en lutte étaient-elles justifiées ?

Oui, déclare un journaliste, dans une revue hebdomadaire, qui ne peut être suspectée de partager notre point de vue.

Il indique même que le problème des salaires n’est pas correctement posé par la faute de l’Etat.

« Si l’on se réfère au thermomètre des prix, écrit-il, on constate que les salaires se trouvent au coéfficient 54, mais le charbon est au coefficient 80, le beurre au coefficient 82, les pommes de terre au coeffcient 80, pour ne parler que de quelques prix officiels.

« En tenant compte de la valeur des produits au marché noir, on arrive à des niveaux plus élevés : le beurre est à 180, le sucre à 350, l’huile à 340, etc., etc.

« Dans ces conditions, comment s’étonner que les salariés s’agitent ? »

Nos camarades de la Régie Renault avalent donc posé une revendication non exagérée, 10 francs horaire sur le salaire de base, alors que le syndicat cégétiste la demande sur le rendement avec augmentation de la production.

Que pense de cela le journaliste précité ?

« C’est entretenir une illusion que d’affirmer, comme le fait le gouvernement, que le problème des salaires peut se ramener à un remaniement des primes à la production et au -rendement. Et d’ailleurs, par le jeu des cotisations ouvrières, des impôts cédulaires et de la progression de l’impôt sur le revenu, CES PRIMES SONT UNE DUPERIE. »

Nouvelle justification de la position prise par les lutteurs de la Régie Renault, à l’encontre de celle prise par le Syndicat des métaux CGT.

Certes, tout n’alla pour le mieux dans le conflit, comme nos amis rotativistes, les ouvriers métallurgistes eurent tort de liguer, contre eux, direction, Etat, CGT.

Ils devaient donc succomber, en obtenant toutefois quelques avantages, et celui surtout des plus importants, la forte brèche opérée dans le bastion politicien et la démonstration péremptoire que seule L’ACTION DIRECTE est susceptible de faire obtenir satisfaction.

Les jeunes camarades du comité de grève, n’étant pas aguerris, commirent certes quelques erreurs, ces dernières furent largement rattrapées par le dynamisme, la confiance, la foi en la victoire, dont fit preuve le comité de grève et que partagèrent les ouvriers en lutte.

Tant et si bien que le gouvernement lui-même en fut ébranlé et dut remplacer une partie de ses ministres.

Nous ne pouvons passer sous silence l’attitude de ce gouvernement à direction socialiste, se proclamant défénseur des travailleurs – tout au moins pendant la foire électorale, afin de piper des suffrages – ce gouvernement qui n’hésita pas à renouveler le geste de l’ex-socialiste Briand, en 1910 (Monmousseau doit en avoir souvenance), il réquisitionna les ouvriers, se montrant ainsi défense du capital et briseur de grève.

Le syndicat cégétiste Iui donna d’ailleurs un sérieux coup de main dans ce domaine.

Le mouvement Renault fut, sans conteste, un réveil de la conscience ouvrière. Les travailleurs en ayant assez d’être bernés, dupés par les politiciens en mal de prébendes, incrustés dans le mouvement syndical comme des asticots dans le fromage, grassement rétribués, se moquant, comme de leur première liquette, de la misère des exploités.

Inéluctablement, les travailleurs de toutes industries, endormis jusqu’alors, reprennent confiance en leur force, ne comptant plus que sur eux-mêmes pour obtenir, par l’action directe, leur droit à la vie.

Il est à prévoir que, devant un salaire offrant un pouvoir d’achat nettement insuffisant, des conditions de travail qui réduisent les producteurs au rôle de serfs et diminuent leur personnalité d’homme, un ravitaillement réduit presque à néant, des batailles sérieuses vont s’engager.

Les vaillants lutteurs de chez :Renault ont montré l’exemple, les travailleurs groupés au sein de la CNT et leurs militants conscients de leurs droits, de leurs devoirs et de leurs responsabilités seront à la pointé du combat, ne -cesseront ces derniers que lorsque vraiment les producteurs seront les maitres de leur production et que sera mise en pratique la maxime :

« De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins ».

HEGY


Informations syndicales : Comité Intersyndical Asnières-Gentilly

La vague de grèves qui commence à déferler sur la France affole les hommes d’Etat et les chefs de Partis en même temps qu’elle compromet la douce quiétude dans laquelle se complaisent les dirigeants de la servile CGT. M. Paul Ramadier, président du conseil, membre du parti socialiste, doit être fixé sur l’impuissance gouvernementale devant des faits économiques et sociaux dont l’ampleur dépasse le cadre étroit des solutions ministérielles.

Chez les travailleurs : grèves multiples, manifestations bruyantes contre l’insuffisance du ravitaillement. ·Chez les « petits » et moyens commerçants (catégories sociales rompues aux pratiques du mercantilisme et d’une moralité douteuse), démonstrations de masse et menace de ne pas payer l’impôt. Pour expliquer son impuissance, le chef du gouvernement, reprenant à son compte les slogans communistes a voulu fondre en une seule et même bande d’agitateurs intéressés, les « anarchistes, trotskystes et cagoulards [du nom de la Cagoule, société secrète terroriste d’extrême droite d’avant guerre de 1939, qui participa activement à la collaboration avec les nazis. Pendant la grève de Renault, les communistes et la CGT accusèrent la CNT d’être un refuge pour anciens cagoulards] ». Cette manière simpliste d’analyser les événements ne serait-elle pas le prélude à une répression grandissante contre les «agitateurs» ?

Et quelques arrestations parmi ces mercantis qui sont une insulte à la misère ouvrière, ne pourraient-elles pas devenir, en temps opportun, un prétexte ou une excuse pour appliquer contre les militants syndicalistes et révolutionnaires une série de mesures propres à empêcher toute action sérieuse ?

L’économie capitaliste et semi-étatisée en est aujourd’hui à un degré de son évolution – de sa décomposition faudrait-il dire – où ni le profit patronal ni I’« autorité » de’ l’Etat ne parviennent à favoriser pour la circulation des produits et denrées de toute nature, le circuit le plus favorable à la satisfaction relative des besoins de la population. La fonction patronale, qui, tour à tour, implore et déplore la protection de l’Etat, met celui qui le détient dans des embarras de plus en plus fréquents – d’autant plus que l’employeur ne veut renoncer à aucun des avantages dont il jouit.

Ce fléchissement des positions patronales va par conséquent de pair avec la décrépitude de l’Etat. C’est bien tout le système qui approche de son effondrement …

Quoi que puissent dire les adversaires du syndicalisme en salissant les militants ouvriers, les grèves multiples, déclenchées spontanément dans les branches de production les plus diverses sont la manifestation normale du malaise insurmontable dont souffre l’économie actuelle. Les temps ne sont plus où de simples palliatifs remettaient à plus tard la solution- durable des conflits du travail.

A l’heure où la loi admet le principe du salaire minimum vital, la réalité lui inflige un brutal démenti en rendant dérisoire le pouvoir d’achat de ce salaire. Les travailleurs, longtemps détournés des vérités sociales les plus élémentaires par l’emploi d’un vocabulaire trompeur dont usent les politiciens à leur intention, ne veulent plus connaître aujourd’hui que l’aspect économique du problème. Les solutions politiques, chères à la CGT [Communiste] et à la CFTC [Syndicat catholique], ne sont plus guère retenues car les promesses les mieux formulées, répétées trop souvent, sans avoir de suites, finissent par lasser.

C’est sur le plan de la consommation qu’il faut maintenant se placer. Or, l’organisation économique actuelle ne permet pas que la circulation des produits, leur production, leur répartition et leur distribution, soit conforme aux besoins de l’ensemble des consommateurs. Voilà la raison profonde des grèves actuelles. A la CNT-AIT, le mouvement d’action directe qui se dessine ne peut qu’avoir notre appui. Nos militants seront présents dans la lutte chaque fois qu’il le faudra. Dès l’instant où le gouvernement et les partis prennent position contre l’action populaire dégagée de toute influence politique, c’est que cette action spontanée porte atteinte aux privilèges, donc, qu’elle sert les intérêts des travailleurs.

Noua ne le dirons· jamais assez : La notion d’intérêt général (invoquée pour faire cesser les conflits sociaux), telle qu’elle est conçue dans le désordre actuel, tend à maintenir un équilibre factice renforçant la position des uns et aggravant l’asservissement des autres.

Mais même cet équilibre factice n’est plus possible. Les travailleurs, agissant sous la pression impérieuse du besoin et passant spontanément à l’action, ébranlent le fragile édifice qui, les opprime encore. Jusqu’où ira la résistance du patronat et de l’Etat contre les légitimes revendications ouvrières ? Il apparaît qu’en cédant, ces deux citadelles de la contrainte compromettraient leur existence, cependant que, si elles en cèdent pas dans l’immédiat, elles aggravent malgré tout un déséquilibre qui les mènera à: la même impasse.

Les travailleurs – .y compris les techniciens – font ces temps-ci, la démonstration de leur force pour obtenir des avantages matériels et éphémères. S’ils veulent enfin être économiquement et moralement libérés, il est temps qu’ils contribuent à la construction d’un ordre nouveau en se faisant les gestionnaires de la production. De la grève de revendication, ils doivent passer à la grève expropriatrice. Face à l’égoïsme· patronal, à l’incompétence des organismes de l’Etat et à la cupidité des politiciens, il leur revient de faire la preuve de leurs capacités créatrices.

A défaut de cette fermeté, la lutte s’éternisera sans grandeur et sans fruits. Et tous les avantages temporaires ne seront qu’illusions pour en retarder l’issue


La prime à la production devient prime au sabotage

Peinant au labeur, les travailleurs sont contraints de serrer un peu plus chaque jour leur ceinture, leurs salaires dérisoires ne leur permettent plus de faire face aux plus simples besoins d’une vie normale.

C’est cela qui crée, chez l’ouvrier qui loue ses bras, comme chez le technicien qui use son cerveau, cette révolte spontanée lorsqu’il constate que la rémunération de ses efforts ne lui permet pas de vivre ni de faire vivre sa famille. Ces travailleurs n’ont qu’un seul moyen pour briser le cercle infernal dans lequel ils se trouvent enfermés et qui se rétrécit sans cesse, pour tâcher d’obtenir non pas la totalité de ce à quoi ils ont droit, mais l’amélioration immédiate de leurs conditions d’existence.

Ce moyen : c’est la grève ! Grève perlée, ou grève tout court, suivant l’opportunité du moment. Non ·seulement c’est leur droit, mais leur devoir le plus strict.

Le patronat se défend, ce qui peut paraître de sa part assez normal. Ce qui l’est moins : c’est qu’il trouve des concours, pour le moins inattendus, de la part de ceux dont la fonction serait de soutenir les travailleurs en lutte.

De nouveaux briseurs .de grève se sont fait connaître : ce sont les dirigeants de la CGT et,en particulier, ceux du syndicat des métaux qui, dans la région parisienne, sabotèrent les grèves de chez Rateau, à la Courneuve, de Radio-Technique, à Suresnes. Au début de la grève chez Renault [en avril 1947], ils essayèrent aussi d’enrayer le mouvement.

Malgré les injures et les calomnies habituelles, les travailleurs de cette firme, faisant preuve d’énergie, et méprisant ces jaunes de la nouvelle école, redoublèrent d’action et la grève devint générale.

Les gars de chez Renault avaient ouvert la brèche dans le blocage des salaires. Cette action eut une répercussion considérable-dans toute la classe ouvrière et des mouvements se dessinèrent dans un grand nombre d’usines.

Les fonctionnaires cégétistes se voyant dépassés et comprenant que les travailleurs en avaient « marre » de leur sale politique, changèrent de tactique. Pour reprendre en mains les masses, Ils prirent l’initiative des revendications et demandèrent une prime à la production. Quelque soit le taux de celle-ci, on peut dire que c’est une abominable fumisterie.

Les travailleurs ne seront pas dupes du procédé, du moins on l’espère. La production, dans notre pays, a été poussée à son maximum et vouloir l’accroître amènerait chez l’ouvrier sous-alimenté, un état de déficience qui le conduirait, tôt ou tard, à l’hôpital ou au sanatorium.

Augmenter la production quand elle atteint la limite des forces de celui qui produit, ne peut se faire qu’au détriment de la qualité du travail et, par conséquent, cette prime devient une prime de sabotage.

Sabotage de la production. Sabotage de la santé du producteur. Ce que veulent les travailleurs, c’est un véritable salaire vital et non un minimum vital Ils veulent vivre décemment en travaillant normalement. L.es camarades de la CNT-AIT seront toujours à la pointe du combat pour améliorer les conditions d’existence des travailleurs et pour mener, l’heure venue, et nous la sentons proche, la grande et définitive bataille pour la suppression du salariat.

René DOUSSOT


UNE ECROQUERIE [comment le PCF et la CGT ont cherché à saboter la solidarité avec les grèvistes de Renault]

Par sympathie, et par solidarité, les travailleurs de nombreuses usines voulurent apporter à leurs camarades en grève, chez Renault, un appui financier concret et l’on fit circuler de nombreuses listes de souscription.

Mais une note publiée dans l’Humanité [le journal du puissant Parti Communiste, qui contrôlait la CGT] mettait les travailleurs en garde contre les listes n’émanant pas du Syndicat des métaux, de la CGT, et sous son contrôle.

De tout temps, quand une usine est en grève, c’est le comité de grève qui est qualifié pour la répartition des secours. En empêchant ce comité de remplir son rôle, les cégétistes voulaient reprendre la direction d’un mouvement qui leur échappait et contre lequel ils s’étaient élevés, au premier abord.

Aussi les fonds recueillis par le Syndicat des métaux, de la CGT, ne devaient servir uniquement qu’à soutenir les membres de leur section syndicale, chez Renault, et non l’ensemble des grévistes.

Pourtant, les camarades des usines qui donnèrent leur obole le firent pour tous les travailleurs en lutte. Quand on fit circuler les listes de la CGT pour les grévistes, on s’adressa bien-à tous les travailleurs, sans s’occuper s’ils étaient syndiqués ou non à la CGT ou ailleurs.

La non-répartition -des fonds recueillis à l’ensemble des grévistes constitue une véritable escroquerie à l’actif du Syndicat des métaux CGT.

On serait curieux de connaître, par ailleurs, ce qu’ont touché les membres de la section syndicale CGT chez Renault, et si le plat de lentilles et la queue de morue, qui leur furent distribués représentaient bien la totalité de ce qui devait leur revenir.

Est-ce que les fonds- recueillis, par la CGT, ne serviraient pas à toute autre chose que ce pour laquelle ils furent donnés ?

R. D. [René DOUSSOT]

23 Mai

Secrétariat de l’Union syndicale du bâtiment et bois, Bourse du travail, 3, rue du Château-d’Eau, 3, Paris (10ème).

Messieurs,

Nous ne pensions pas que les insanités débitées au Congrès de l’UDS [1] par le travailleur en rupture de contrat, le sifflé de chez. Renault : Hénaff [2], allaient porter leurs fruits aussi rapidement et gonfler le nombre du « ramassis de canailles .» de Ia CNT-AIT.

Un d’entre vos adhérents, écoeuré des vils propos tenus par le sadique de  la calomnie et du mensonge, nous prie de vous renvoyer le matériel qui ne lui convient plus, préférant rejoindre les espions à la solde de Franco, dont deux d’entre eux viennent de succomber sous, les balles du peloton d’exécution du tortionnaire de l’Espagne:

Soyez notre interprète auprès du sieur Hénaff, pour la propagande (gratuite , celle-là) qu’il a bien ‘. voulu faire pour le développement de la CNT.

Nous ne vous saluons pas.

L’une des canailles cénétiste.

[1] Union départementale des syndicats CGT de la Seine

[2] Hénaff était le secrétaire général de l’Union départementale CGT de la Seine de 1945 à 1962. Il fut également membre du Comité central du PCF de 1945 à 1964


La liberté en IVème République [le Premier Mai 1947 : interdiction de la manifestation de la CNT-AIT]

A l’occasion du 1er mai la 2ème UR [Union Régionale Paris et Banlieue de la CNT-AIT] avait décidé d’organiser, à la suite du meeting [organisée à la salle] des Sociétés Savantes, une manifestation de la Place Saint-Michel à la Bastille afin de donner à cette journée sa véritable physionomie de lutte revendicatrice.

Mais !es Pouvoirs publics représentés par M. le Préfet de Police, représenté à son tour par deux de ses sbires, nous firent notifier l’interdiction de celle-ci, en vertu de la Constitution, laquelle stipule pour chaque citoyen le droit de libre expression de sa pensée.

Par la même occasion, il nous conseillait de nous mettre en rapport avec les responsables de l’Union des Syndicats de la CGT, afin que notre organisation s’intègre à leur mascarade autorisée par le gouvernement.

M. le Préfet de Police est un petit plaisantin.

Passant outre à cette interdiction, malgré les forces policière massées en nombre imposant, quelques centaines de camarades décidèrent de manifester et empruntèrent le boulevard de Sébastopol pour rejoindre la place de la République, afin que les curieux et les participants au carnaval officiel entendent autre chose que les boniments cégétistes.

C’est ainsi que nos camrades clamèrent nos mots d’ordre : « Pas de canons, du Pain ! Action directe ! Echelle mobile des salaires ! Défense des 40 heures » et manifestèrent aux chants de l’lnternationale, de Révolution ! de Grève des Mères. Alors que nos camarades s’engageaient dans la rue Turbigo, les « camarades flics » syndiqués à la CGT barrèrent la rue et roulant leurs pélerines [manteau des policiers] se précipitèrent et leur arrachèrent leurs banderoles et pancartes, arrêtèrent huit d’entre eux qui ne furent relâchés que cinq heures après et se virent confisquer leur matériel.

Si de plus graves incidents ne se sont pas produits, c’est grâce au calme dont firent preuve nos camarades.

En définitive, nous pouvons être satisfaits de cette démonstration qui nous permit une large diffusion de [notre journal, le ] « Combat syndicaliste » ,et suscita la sympathie des promeneurs.

Camarades encore dans la CGT, quittez cette organisation au service exclusif d’un parti politique et de l’Etat, venez grossir les rangs de notre jeune CNT-AIT afin d’intensifier la lutte avec succès pour la libération complète du prolétariat.


La grève de Renault d’Avril 1947 et la participation des anarchosyndicalistes de la CNT-AIT

D’après des textes d’époque, d’un article de Guillaume Davranche, de la brochure de LO consacrée ç la grève renault et de textes de Matière et Révolution

L’immédiat après-guerre fut, pour la France, une période à la fois d’immenses espoirs et d’écœurantes désillusions. De janvier 1946 à mai 1947, le pays est dirigé par un gouvernement associant le Mouvement républicain populaire (MRP, démocrates-chrétiens, lointains ancêtres du MODEM), la SFIO (ancêtre du PS) et le PCF (parti Communiste Français).

Ce dernier est alors à l’apogée de sa puissance : 800.000 adhérentes et adhérents revendiqués à la fin de 1946, et « premier parti de France » avec 28,3% aux législatives. Politiquement, il poursuit la ligne stalino-patriote qui est la sienne depuis 1935, mais désormais avec l’autorité d’un parti de gouvernement. En cette période où le « relèvement de la patrie » passe avant tout, la lutte des classes doit être limitée aux joutes parlementaires du Parti. Mais elle doit être bannie des lieux de production : « la grève c’est l’arme des trusts », clamera le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, et partout les communistes doivent s’y opposer.

Leur récente hégémonie dans la CGT les y autorise. Au congrès d’avril 1946, les staliniens ont affirmé leur emprise sur une confédération, qui revendique 5,5 millions de syndiqués. Les anarchosyndicalistes se retirent de la CGT pour créer la CNT-AIT en décembre 1946. Les syndicalistes non communistes (essentiellement socialistes et trotskystes) qui restent à la CGT (regroupés autour du périodique Force ouvrière) sont marginalisés. Devenue courroie de transmission du gouvernement, la CGT s’apparente alors de plus en plus à un syndicat jaune. Dans les grandes entreprises nationalisées (Renault, EDF, Charbonnages de France…), elle cogère la production, pousse les cadences, veille à la modération salariale, empêche les grèves.

Les minorités révolutionnaires ne sont pourtant pas sans influence. Elles rencontrent un écho non négligeable dans certaines franges de la jeunesse et du prolétariat dégoûtées par l’institutionnalisation du PCF et de la CGT. C’est cette extrême gauche qui, malgré la chape de plomb stalinienne, va réussir, en avril 1947, à mettre le feu aux poudres, et ce dans un des principaux bastions du mouvement ouvrier : l’usine Renault de Boulogne-Billancourt.

La alors jeune CNT-AIT déclare une « fédération industrielle des métaux », qui dispose d’un organe trimestriel, C.N.T.-Métallurgie. En réalité, cet organe fédéral est soutenu par le syndicat industriel des métaux de la région parisienne (SIMRP. qui est le principal syndicat de cette fédération. Le SIMRP publie aussi un périodique, Action directe (n°1, avril 1947). Les secrétaires de cette fédération entre 1947 et 1950 sont successivement Jacquelin, Edouard Rotot et Rabret. Outre ces trois responsables, on peut également citer René Doussot, Le Bot et Maurice Joyeux qui appartiennent au conseil syndical des métaux.

1°. les bases sociologiques d’un mouvement largement constitué d’OS – 80% dans les
départements touchés par la « première grève » (6, 18, 88, 31, 49, 48) -, tandis que les unitaires
et le PCF, opposés au début, confirmaient leur prééminence chez les OP (74,9% d’OS et
17,5% d’OP dans les départements d’usinage, respectivement 19 et 77,2 à l’outillage et à
l’entretien, et 54,8 et 36,2 pour l’ensemble de l’usine) (2) ;
2°. la puissance écrasante de la CGT parmi les ouvriers, améliorée encore en 1946
(comme dans toutes les catégories de salariés, des employés aux cadres, ingénieurs exceptés)
par rapport à 1945 : 91,69% des exprimés aux élections professionnelles (3).
3°. des rapports de forces politiques ainsi caractérisés : un PCF maintenant à
Boulogne-Billancourt une « force considérable », malgré l’affaiblissement de ses effectifs par
rapport aux 7.500 adhérents de 1937 ; une SFIO pratiquement absente en tant que telle jusqu’à
la création du « groupe socialiste d’entreprise » (GSE) en juin 1947 (en fait début mai (4)) ; une
« opposition de gauche » (que nous qualifierons par commodité de gauchiste) très faible (une
centaine d' »adhérents et sympathisants »), émiettée, divisée en trois groupes : le PCI qui ne
« tente aucun débordement du syndicat » (Renard, au département 49 de l’usinage des pièces
moteurs) ; l’Union communiste de Pierre Bois, ouvrier du secteur Collas (départements 6 et
18), disposée à « sortir de la discipline syndicale (…) pour lancer des actions directes », et
pourvue de moyens d’organisation nouveaux à dater de la mi-février (un bulletin ronéoté, La
voix des travailleurs de chez Renault) ; la « gauche communiste » rêvant de transformer ses
« comités d’action » en « comités de grève ». Ces groupes auraient tiré parti de la « carence
syndicale » sur les salaires et du « désir de lutte des ouvriers » pour entraîner ces derniers dans le
mouvement, contre la CGT accusée d’abandon du salaire minimum vital ; et ils y auraient
trouvé « une occasion de battre en brèche l’influence du PCF », tentative avortée jusqu’alors.

L’étincelle

Sur cette usine de 30 000 salariés, où la CGT revendique 17.000 cartes, les staliniens pensent que leur emprise est totale. Ils sous-estiment la capacité d’action des révolutionnaires qui s’agitent dans certains recoins. Ainsi l’Union communiste (UC, trotskiste, dirigée par Barta et ancêtre de LO) groupe une dizaine de membres actifs dans le « secteur Collas » : les départements 6 et 18 (fabrication de boîtes de vitesse, directions, pignons) ; la CNT-AIT anarchosyndicaliste, une dizaine de personne également, aussi bien français qu’étrangers espagnols essentiellement, est présente notamment dans le département 49 (montage moteurs) et est animée par un jeune issu de la Résistance Gil Devillard, qui est aussi militant à la Fédération Anarchiste[1] ; le PCI trotskyste (de la tendance lambertiste, ancêtre de l’actuel PT et POI) dispose également de quelques militants. On compte aussi des militants bordiguistes et abondancistes (essentiellement chez les techniciens).

Tout commence à la fin du mois de février 1947. Dans sa revue « Lutte des classes », l’Union communiste expliquer « Dans certains secteurs, les ouvriers voient circuler des tracts du Mouvement Français de l’Abondance, dans d’autres, ceux de la CNT, ailleurs circule un bulletin, La Voix des Travailleurs de chez Renault.« 

À l’initiative de l’UC, des réunions ouvertes s’efforcent de rassembler les « mécontents » du régime stalino-patronal. Ces réunions, auxquelles participent le PCI, la CNT-AIT et même quelques bordiguistes, rassemblent jusqu’à 60 personnes. On y décide bientôt de lancer une revendication rassembleuse, précédemment brandie puis abandonnée par la CGT : une augmentation de 10 francs sur le salaire de base. À partir de la mi-avril, la revendication commence à prendre dans le secteur Collas. À l’issue d’une AG improvisée, un comité de grève est constitué, dans lequel un militant de l’UC, Pierre Bois, commence à se faire connaître [2].

TRACT DU COMITE DE GREVE RENAULT

Ce que nous voulons ? Un salaire minimum vital, c’est-à-dire, pour nous limiter au chiffre de la C. G. T., de 7.000 francs par  mois, 10 francs d’augmentation sur le taux de base. La direction nous répond qu’elle n’est pas autorisée par le gouvernement pour augmenter les salaires. Mais la direction a bien trouvé le moyen d’obtenir l’autorisation du gouvernement quand il lui a fallu payer la note de 30 % d’augmentation sur les produits sidérurgiques (voir bulletin Lefaucheux). Mais, s’il y a de l’argent pour payer une augmentation de 30 % aux potentats milliardaires de la sidérurgie, il faut obliger le patronat à payer aussi notre force de travail, qui a subi une dévalorisation bien supérieure à 30 %. On nous présente souvent la puissance des trusts comme un épouvantail qui doit toujours nous écraser. Mais la classe ouvrière, unie dans la défense de ses revendications, n’est-elle pas plus puissante qu’un trust ? Nous avons le monopole de la force de travail, sans laquelle ces messieurs ne peuvent plus récolter des bénéfices. Malgré toutes les calomnies et toutes les manœuvres avec lesquelles on essaie de nous diviser, nous sommes décidés à mener notre lutte jusqu’au bout.

Pouvons-nous continuer à vivre en faisant toujours plus de sacrifices pour voir tous les jours notre situation s’aggraver ? La revendication que nous formulons est une revendication générale qui intéresse tous les ouvriers. Les organisations dites ouvrières non seulement ne nous défendent pas, mais encore s’opposent à notre lutte. C’est à nous qu’il appartient de défendre nous-mêmes nos revendications :

  •  1° 10 francs de l’heure sur le taux de base ;
  • 2° Paiement intégral des heures de grève.

Seule, l’action peut nous donner satisfaction.

LE COMITÉ DE GRÈVE élu par les grévistes en assemblée générale. 

Le vendredi 25 avril, dès 6 h 30, les ouvriers du secteur Collas débrayent, coupent l’électricité, mettent en place des piquets et lancent un appel à mobilisation au reste de l’usine.

Les staliniens débordés

Le PCF et la CGT se précipitent aussitôt pour tuer le mouvement dans l’œuf. « Ce matin, une bande d’anarcho-hitléro-trotskistes a voulu faire sauter l’usine », s’écrie Plaisance, le secrétaire de la CGT, dans un discours improvisé à l’entrée de l’usine. Face à ces diverses calomnies la grève piétine jusqu’au lundi 28, puis elle se propage brusquement.
Un meeting est convoqué à l’entrée de l’usine par le comité de grève. Lorsque Pierre Bois grimpe sur le kiosque à journaux de la place Nationale pour prendre la parole, l’assemblée qui écoute sa harangue est spectaculaire : 3.000 ouvriers ont répondu à l’appel.

Meeting place nationale le 25 avril 1947

Alors que les « bonzes » (les chefs) de la CGT et du PCF boycottent le meeting, les dirigeants nationaux de certaines organisations comme la CNT-AIT, la tendance Front ouvrier de la CGT (en fait le PCI lambertiste) et la CFTC, sont venus exprimer leur soutien. La voiture-micro a été amenée par les Jeunesses socialistes. Le lendemain, on compte plus de 10.000 grévistes, bientôt 12.000.

Au département 49, les grévistes emmenés par la CNT-AIT courent arrêter le moteur principal, qui commande les chaînes de montage. On en vient aux mains avec les staliniens qui veulent les en empêcher. Gil Devillard est désigné pour représenter le département au comité de grève.

Gil Devillard Militant FA et animateur de la CNT au département 49, il est membre du comité de grève.

Alors que toute la presse fait écho à la grève chez Renault, le défilé du 1er mai est énorme. Les 100 000 exemplaires d’une édition spéciale du Libertaire, sous titré « AIT » sont intégralement vendus.

Le libertaire « AIT », 1er mai 1947

De son côté la CNT-AIT organise une réunion publique puis une manifestation sauvage , interdite par la Préfecture, qui sera reprimée. 8 compagnons sont arrêtés et passent la nuit au poste de police.

Sur place à Billancourt, la grève continue. Eugène Hénaff, qui cumule les fonctions de secrétaire général de la Métallurgie CGT, secrétaire de l’Union des syndicats de la Seine CGT et membre du Comité Central du Parti Communiste, vient en personne à l’usine, où il se fait huer. La pression sur les staliniens est énorme, d’autant plus que la base de la CGT participe au mouvement. Au bout de quelques jours, elle n’a d’autre choix que de s’y rallier et en revendique aussitôt la direction.

Le comité de grève ne fait finalement pas le poids face à la CGT, qui reprend peu à peu le contrôle de l’usine. Le PCF et la CGT utilisent d’ailleurs le contrôle des collectes de solidarité pour s’assurer la main mise éconmique sur le mouvement. Le 19 mai, la CGT diffuse massivement un tract « Le complot a été brisé!  » (cf. annexe 1) qui attaque et diffame les grévistes, et notamment la CNT-AIT en la faisant passer pour une organisation qui recycle des collabos

Le 8 mai, le gouvernement accorde 3 francs d’augmentation. Le 9 mai, les staliniens font voter la reprise du travail aux deux tiers. Ne restent dans la lutte que les plus combatifs. Les départements 6, 18, 88, 31, 48 et 49 persistent ainsi dans une « grève bouchon » qui paralyse le reste de l’usine et ne cesse totalement que le 15 mai, une fois que le gouvernement a concédé une prime de 1.600 francs et une avance de 900 francs pour toutes et tous les salariés.

La guerre froide est lancée

Cependant, pour le PCF, le mal est fait. Ses ministres ont été brièvement obligés de se solidariser avec les grévistes. Le 5 mai, ils sont expulsés du gouvernement.

Détachés de leurs obligations gouvernementales, les staliniens lâchent la bride au mécontentement ouvrier. Dès juin, des grèves éclatent chez les cheminots – où la CNT-AIT jouera aussi un rôle important, les mineurs et ailleurs. Ça tombe bien, Moscou est justement décidé à changer de tactique. L’heure n’est plus à la coexistence pacifique avec l’Ouest, mais à la confrontation. Les Soviétiques vilipendent les communistes français et italiens qui depuis 1945 se sont laissés aller au « crétinisme parlementaire ». Le PCF se sent obligé de faire ses preuves et lance, partout où il le peut, des « grèves Molotov », dont les objectifs correspondent souvent davantage aux plans de la diplomatie soviétique qu’aux revendications ouvrières. Qu’importe : la lutte des classes reprend ses droits, même si c’est sur un échiquier politique nouveau : celui de la Guerre froide.

À Renault-Billancourt et ailleurs, les staliniens redorent leur blason jauni. Quelques mois après la grève, la CNT-AIT déclare officiellement une section syndicale à l’usine de Boulogne billancourt. Mais elle aura du mal à faire face au rouleau compresseur stalinien, d’autant plus que les militants étrangers ne peuvent pas militer ouvertement sous risque d’être expulsés dans leur pays d’origine où règnent des dictatures qui ne demandent qu’à les éliminer (alors que la CGT accusait la CNT-AIT d’être à la solde de Franco pendant la grève, ses militants clandestins en Espagne étaient fusillés quand ils étaient arrêtés par la police franquiste). La section disparait au début des années 50, même si des militants restent actifs à l’intérieur mais à titre individuel. De plus l’unité qui prévalait entre révolutionnaires pendant la grève est battue en brêche quand les militants de l’Union (sic) Communiste – qui ne peuvent plus militer à la CGT et qui ne partagent pas les conceptions anarchosyndicalistes et finalités libertaires de la CNT-AIT et qui même la combattent (cf. Annexe 3, l’article de Pierre BOIS « reconstruire à la base ») – se résolvent à créer un syndicat indépendant, le Syndicat démocratique Renault (SDR). Ce syndicat se pose bien entendu en concurrent de la CGT mais il se pose aussi immédiatement en concurrent direct de la CNT, auquel les trotskystes de l’UC reprochent de ne pas vouloir former des cadres (c’est à dire des chefs) qui ensuite dirigeraient la lutte. Le SDR va compter jusqu’à 406 membres mais se retrouve rapidement marginalisé. Il se disloque peu après la scission de l’UC en 1949. Ses animateurs réintégreront la CGT dans les années 1960.

En 1948, le retour des staliniens au contrôle des luttes sociales bouleverse la donne. Trotskistes et libertaires se retrouvent privés de l’espace qu’ils et elles ont pu occuper pendant la parenthèse gouvernementale du PCF. Faute de perspectives, l’extrême gauche va peu à peu s’effriter et s’enfoncer dans des dissensions sur l’orientation à adopter pour sortir du marasme – le PCI scissionne en 1952, la Fédération Anarchiste en 1953. Il faudra attendre Mai 68 pour que les révolutionnaires retrouvent une audience nationale.e

Annexe 1 : L’extrême gauche en 1947

Parti communiste internationaliste (PCI) : Organisation trotskiste fondée en 1944, ancêtre des actuels Parti des travailleurs (PT) et Parti Ouvrier Indépendant (POI), de la tendance Lambertiste. Défend à l’époque le mot d’ordre « Pour un gouvernement PS-PC-CGT ».

Union communiste (UC) : Dirigé par l’ouvrier d’origine roumain Barta, ce groupe trotskiste né en 1939 est l’ancêtre de l’actuelle Lutte ouvrière. Il critique la politique du PCI qualifiée de « front unique avec le stalinisme ». Toutefois Barta a contesté toute filiation entre LO et son groupe, accusant LO de réécriture de l’histoire pour faire jouer le beau rôle aux militants qui rompront avec lui et cr&éeront le groupe Lutte Ouvrière. CF. sur ce sujet le dossier paru sur le site Matière et Révolution :

Fédération anarchiste (FA) : Fondée en 1945, ancêtre de l’actuelles Fédération anarchiste et Alternative libertaire. Refuse de choisir un des deux camps de la guerre froide et pratique la stratégie dite du « troisième front » : ni Staline, ni Truman.

Confédération nationale du travail, section française de l’Association INternationale des Travailleurs (CNT-AIT)  : Scission anarchosyndicaliste de la CGT, fondée en décembre 1946, héritière à la fois de la section française de l’AIT (la CGTSR) d’avant-guerre, d’organisations de militants étrangers en exil (essentiellement la CNT-AIT espagnole, mais aussi l’USI Italienne et la CNT Bulgare).

Bordiguistes : Tendance marxiste ultra-léniniste et antisyndicaliste, se réclamant de la pensée de l’Italien Amadeo Bordiga, l’un des fondateurs du Parti Communiste Italien et de la troisième Internatinale.


Annexe 2 : Gil Devilard, un militant anarchosyndicaliste à Renault Billancourt


Gil Devillard est mort à l’âge de 92 ans, le 20 octobre 2016, à Avon (Seine-et-Marne), où il avait vécu ses dernières années. Avec lui disparaît un des principaux animateurs de la grève Renault d’avril 1947, et un militant ouvrier de premier plan de la FA, de la CNT-AIT, puis de Voix ouvrière (ancêtre de LO). Il y a dix ans, il racontait son parcours pour la revue Gavroche. Un témoignage historique exceptionnel.

Militant à la Fédération anarchiste de 1946 à 1952, ouvrier chez Renault, Gil Devillard a été l’animateur de la CNT-AIT à Boulogne-Billancourt, et membre du comité de grève pendant la lutte de 1947. Avec André Nédélec il sera cofondateur en 1949 du groupe Makhno de la Fédération anarchiste, et appartiendra à l’Organisation Pensée Bataille, fraction plate-formiste au sein de la FA, jusqu’en 1952. Après avoir participé au journal Tribune ouvrière jusqu’en 1956, il sera, avec Pierre Bois et Robert Barcia, un des fondateurs du groupe Voix ouvrière, future Lutte ouvrière.

Ce témoignage a initialement été publié dans la défunte revue d’histoire sociale Gavroche n°148, octobre-décembre 2006.


Q : Début 1946 tu es démobilisé, après avoir combattu depuis 1944 au sein du maquis de Lorris (Loiret) puis dans les Forces françaises libres (FFL). Tu entres en politique à ce moment-là. Peux-tu nous raconter ?

Gil Devillard : En janvier 1946, j’ai été démobilisé d’une unité des FFL. J’avais fait auparavant un passage dans la Résistance, où j’avais d’ailleurs connu des anarchistes espagnols. C’était la fin d’un parcours assez mouvementé et il s’en est fallu de peu que je parte en Indochine avec la bénédiction de cette mafia politique que l’on appelait alors le tripartisme, à savoir le PCF, la SFIO et le MRP [1].

J’avais 22 ans. J’ai été embauché dans une compagnie d’assurance : la Préservatrice, dans le IXe arrondissement de Paris. Je n’y suis resté que quatre mois : c’était tout ce que je pouvais supporter de ce milieu confiné, très réactionnaire, où j’étouffais. J’y provoquai d’ailleurs un petit scandale en refusant de serrer la main à un employé pétainiste. Dans cette compagnie j’ai néanmoins rencontré une copine qui m’a amené dans le mouvement des Auberges de jeunesse. C’était une grande bouffée d’oxygène ! J’y ai d’ailleurs retrouvé quelques bons camarades que j’avais connus dans ma période « militaire ». L’un de ces camarades étant désormais ajusteur chez Renault. C’est par son intermédiaire que j’ai été embauché à Boulogne-Billancourt, en avril 1946. Manque de pot j’ai loupé mon essai à l’embauche. J’avais un peu perdu la main et j’ai dû reprendre la formation d’ajusteur que j’avais entamée avant guerre. J’ai donc commencé à travailler sur une chaîne de montage moteurs.

Je me sentais à l’époque proche des communistes. J’étais prêt à adhérer au Parti Communiste Français (PCF), ignorant des positions patriotardes qu’il avait pris à la Libération. Un incident vint heureusement contrarier ce projet. Un matin, en allant au boulot, à la station de métro Boulogne-Billancourt, je vois un attroupement et des papiers qui volent en l’air. Je m’approche et j’aperçois deux filles qui essayaient de vendre un journal trotskyste, La Lutte de classe [2]. Les staliniens étaient en train de les bousculer. Alors j’interviens et je demande ce qui se passe. Ils me répondent un truc du genre : « Ce sont des salopes, elles ont couché avec les Boches ! » Alors là ça m’a énervé, et je leur rétorque : « Ça va bien, des histoires de salopes qui ont couché avec les Boches, je pourrais en raconter et des meilleures ! Et puis la guerre est terminée, y a aucune raison qu’on empêche les gens de s’exprimer démocratiquement. » Alors celui qui dirigeait le groupe s’approche de moi et me dit : « Tu défends ces salopes, si ça se trouve toi aussi tu étais un collabo ! » ce qui a fait qu’à ce moment-là, je lui ai foutu un coup de tête dans le pif. Il s’est mis à saigner et les autres me sont tombés dessus. Comme à l’époque, je faisais de la boxe française et que je sortais de l’armée où j’avais appris le close-combat, j’en ai esquinté plusieurs et ils ont déguerpi.

L’incident clos, je m’apprête à rentrer dans l’usine, quand un type qui avait assisté à la scène m’apostrophe comme ça : « Alors p’tit gars t’as fait connaissance avec la démocratie communiste ; t’inquiète pas, t’en entendras parler car ils t’ont repéré ! » Effectivement ! C’est à partir de là que j’ai adhéré au mouvement anarchiste.

Comment as-tu rencontré l’anarchisme ?

Gil Devillard : J’avais un oncle pour lequel j’avais beaucoup d’admiration, qui avait été militant du PC avant la guerre. Il avait tenté de monter une section CGTU chez Brochaut, à Aulnay-sous-Bois. Un mouchard l’avait dénoncé et le patron l’avait foutu à la porte. Il avait donc attaqué aux prud’hommes mais avait été débouté. Dépité, il avait attendu son patron à la sortie du tribunal et, comme il avait fait de la boxe, il l’avait foutu KO. J’avais été témoin de la scène, à 12 ans, et j’avais été très impressionné par ce tonton qui était capable de mettre son patron KO !

Après cet épisode il a été obligé de travailler comme terrassier car il ne trouvait plus de boulot comme dessinateur industriel. C’est seulement après 1936 qu’il a pu réintégrer un poste de dessinateur. Il chantait de chouettes chansons qu’on ne pouvait entendre nulle part ailleurs. L’une d’elle, particulièrement antimilitariste, s’appelait Gueules de vaches.

Alors en 1946, après cet incident à l’usine, je suis allé lui demander conseil, du genre : « Dis-moi tonton, toi qui es dans le coup de tous ces trucs-là, explique-moi. J’y comprends plus rien. Le PC devient nationaliste, y foutent sur la gueule des gens qui sont pas d’accord avec eux…
— Ben,
me répond-il, je vais te donner quelque chose qui va te faire réfléchir. » Et il m’a donné Le Libertaire.

Moi j’ai tout de suite trouvé ça merveilleux ! Il y avait une rubrique dans laquelle ils indiquaient les réunions de la Fédération anarchiste [3]. Je suis allé à l’une d’elles dans un café du XVIIIe arrondissement. J’y ai vu Maurice Joyeux pour la première fois, et sa compagne Suzy Chevet. Mais l’ambiance ne me plaisait pas trop et assez vite j’ai suivi un copain ajusteur au groupe FA des Ve et VIe arrondissements, bientôt rebaptisé Sacco-et-Vanzetti.

Vente du Libertaire sur le boulevard Saint-Michel, en 1950. La vente est effectuée par le groupe Sacco-et-Vanzetti de la FA. A droite, deux membres du groupe Makhno de l’usine Renault : André Nédélec (lunettes) et René Thieblemont.

Le groupe se réunissait chaque vendredi soir, dans une petite salle du 2e étage de la Mutualité. À cette occasion d’ailleurs, il nous est arrivé plusieurs fois d’être invités à des réunions du groupe Socialisme ou Barbarie, qui se tenaient dans une salle voisine. Cela m’a permis de rencontrer Castoriadis, alias Chaulieu, et des camarades de Renault : Hirzel, alias Gaspard, et Jacques Gautrat, alias Daniel Mothé. C’étaient tous des militants d’extrême gauche opposés au stalinisme, mais qui s’étaient aussi détournés du trotskisme. Les gens de Socialisme ou Barbarie m’apparaissaient comme un groupe d’intellectuels dont les discussions m’intéressaient. Cela portait sur l’actualité, la nature de l’URSS, des démocraties populaires… Leurs débats étaient vraiment enrichissants.

À part les réunions, la grosse activité du groupe Sacco-et-Vanzetti était la vente du Libertaire à la criée, un peu partout, sur les marchés, notamment rue de Buci, dans le VIe, qui était un quartier moins bourgeois que maintenant. C’était également rue de l’Ouest, dans le XIVe, et évidemment sur le boulevard Saint-Michel. Là on mettait le paquet. Durant les ventes, il y avait des bagarres avec les gens du PCF qui cherchaient toujours à nous intimider, et pas seulement en paroles !

J’aimais bien aussi les collages d’affiches. Ça pouvait être « Lisez Le Libertaire » ou des appels à participer à certaines manifs ou réunions, des slogans contre la guerre d’Indochine par exemple. Nous collions généralement à deux, à la nuit tombée, le matériel dans un sac à dos. Une fois avec une camarade, Jeannine, notre pinceau est tombé en rideau et nous avons collé en trempant directement nos mains dans la colle ! Nous collions souvent ensemble. Les femmes étaient peu nombreuses dans le mouvement, mais elles étaient souvent plus combatives. D’ailleurs, au cours de ces collages, il nous arrivait de devoir nous battre. Je me rappelle, avenue du Général-Leclerc, un gaulliste décolle nos affiches. Nous étions deux, avec un copain des Auberges de jeunesse. Un grand maigre, mais décidé. Il lui a mis le pinceau dans la gueule – comme nous en avions convenu dans une telle situation. On s’est bagarré et on a décroché avant l’arrivée des flics.

Dans le groupe Sacco-et-Vanzetti il y avait quelques militants mémorables : Jean Sauvy, le neveu d’Alfred Sauvy, qui signait dans le Libertaire sous le pseudonyme Savoy [4] ; Jean-Max Claris, reporter photographe qui maquillait les certificats de travail des camarades qui avaient du mal à se faire embaucher ; Léo Émery, ajusteur comme moi ; André Prudhommeaux ; Serge Ninn, correcteur d’imprimerie ; Giliane Berneri qui animait le groupe et qui était par ailleurs la fille de Camillo Berneri ; et un type impressionnant : Georg Glaser, un camarade d’origine allemande.

Tu as donc connu Georg Glaser ?

Gil Devillard : Glaser, c’était un sacré personnage. Militant communiste, il avait fui l’Allemagne nazie. En 1939 il avait été incorporé sous l’uniforme français et s’était retrouvé prisonnier. Chaudronnier de son état, il a travaillé également chez Renault, sur l’île Seguin. C’était en 1948, à une période où moi je n’y étais plus. Un stalinien de l’usine l’a un jour traité de « sale Boche ». Georg lui administra une bonne correction mais ne s’arrêta pas là. Il remonta toute la hiérarchie du PCF à Billancourt pour obtenir des excuses, et il les obtint.

Il avait la carrure d’un forgeron et quand il cognait, ceux qui recevaient des taloches devaient sûrement s’en souvenir ! Il nous racontait les expéditions que les groupes de choc du PC allemand organisaient contre les nazis avant 1933. La bagarre de ces communistes allemands avait quand même de l’allure !

Lorsque nous avons baptisé le groupe du Ve-VIe arrondissement, du nom de Sacco et Vanzetti, nous avons organisé une petite fête dans une salle de la Mutualité. Georg nous a stupéfiés, quand il a entonné ces superbes chants antinazis, en allemand. Nous ne comprenions pas les paroles, mais que ces chants avaient de la gueule !

Par la suite Glaser s’est orienté vers la chaudronnerie d’art, et je l’ai perdu de vue. Il a écrit un livre, Secret et violence que, malheureusement, j’ai prêté et perdu !

À Boulogne-Billancourt, tu as été l’initiateur de la section CNT-AIT, principalement dans le département 49 (montage moteurs). Que peux-tu nous en dire ?

Gil Devillard : Dans la foulée de mon adhésion à la FA, j’avais adhéré à la CNT-AIT anarcho-syndicaliste, les anarchistes étant totalement libres d’adhérer au syndicat de leur choix. Je regardais de travers Pierre Besnard, à cause de son attitude ambiguë sous Vichy, et je n’étais pas le seul [5], mais pour moi, le choix de la CNT-AIT allait de soi.

C’est comme ça que, gagnés par mon enthousiasme, huit ou neuf ouvriers sur les cinquante qui travaillaient sur la chaîne sont venus me rejoindre, tous dégoûtés par la politique du PCF et de la CGT. Nous avons ainsi constitué une petite section au sein de mon secteur de l’usine. Nous n’étions pas nombreux mais ça ne me gênait pas : j’avais déjà connu ça, d’une certaine manière, au maquis.

Parmi mes adhérents, il y avait deux anciens militants du PC d’avant-guerre, dont l’un s’appelait Sarrazin. Ils étaient mes aînés de 20 ans environ. Pour moi c’étaient des « vieux » ! Ils avaient une expérience politique et une habitude du terrain que je ne possédais pas. Eux avaient conservé les mots d’ordre internationalistes et l’esprit antimilitariste du PC des origines. L’un d’eux chantait encore de temps en temps sur la chaîne, la chanson Gueules de vaches qu’entonnait aussi mon oncle. Avant-guerre ils travaillaient déjà à Billancourt dans ce climat oppressant du « père Renault ». Ils avaient fait Juin 36, puis la Résistance. Sarrazin s’était d’ailleurs retrouvé en camp de travail.

La politique du PC les désorientait tous les deux complètement. Sarrazin, de retour du camp, était abasourdi par le slogan du PC de 1944, « À chacun son Boche ». Ils étaient également écœurés par la propagande productiviste. Il faut dire qu’on la subissait directement. Je les avais travaillés activement et c’est comme ça qu’ils avaient quitté la CGT et adhéré à mon syndicat CNT-AIT.

Une fois ils avaient durement interpellé un stalinien qu’ils connaissaient bien : Cazenabe, le secrétaire permanent du comité d’entreprise. Cazenabe était venu nous féliciter d’avoir augmenté la cadence de sortie des moteurs 6 et 14 chevaux. Évidemment, nous n’y étions pour rien. C’est la direction qui avait poussé la vitesse de la chaîne. On l’a copieusement engueulé : « Ah salaud, c’est pas étonnant ! C’est donc pour ça qu’on avait du mal à suivre ! »

Voilà, ces camarades étaient des recrues de poids. Mais à mon retour dans l’usine en 1949 ils étaient partis, et je ne les ai plus revus.

Notre section CNT n’a pas été très loin, comptant sur une dizaine d’adhérents environ. Il se peut qu’il y ait eu des gens syndiqués individuellement à la CNT dans d’autres départements de l’usine, mais pas organisés en groupe. En tout cas je n’en ai pas eu connaissance.

L’un de nos thèmes favoris était de dénoncer la CGT : « Elle est pourrie, syndiquez-vous à la CNT ! » Cet appel rencontrait assez peu de succès. De son côté, la CGT nous calomniait pas mal bien entendu. Chez les staliniens, la calomnie est une coutume folklorique. Ils nous accusaient d’être financés par le patronat !

D’autres opposants étaient aussi la cible des attaques staliniennes. Ainsi je me rappelle un militant du Mouvement français pour l’abondance. Il s’appelait Droal, une sorte d’écolo avant l’heure. Il avait été dénoncé nommément dans le journal du PCF de Renault qui s’appelait L’Accélérateur (!) pour avoir déclaré des pièces mécaniques non conformes. C’était son travail de contrôleur qui était mis en cause. Mais comme il était hostile au PCF et qu’il fréquentait les anars et les trotskistes, il a eu droit à sa ration de calomnies. Il faisait un « travail de sabotage » disaient les staliniens. Il « sabotait la production » ! Ça peut sembler totalement irréaliste, mais c’était la situation dans l’usine et dans le reste du pays. Le PCF était à fond dans la collaboration de classe !

En avril 1947, démarre à Boulogne-Billancourt une grève historique, qui va enflammer la France et conduire à l’expulsion des ministres communistes du gouvernement. Le PCF et la CGT, alors en pleine fièvre patriotique, ont combattu cette grève jusqu’à ce qu’ils ne puissent faire autrement que de l’accompagner. Le mouvement a démarré sous l’impulsion des groupes d’extrême gauche actifs à Renault. Peux-tu nous raconter ?

Gil Devillard : Il existait un fort mécontentement ouvrier à ce moment-là. Du travail on en avait, mais tintin pour la bouffe ! L’Occupation était terminée mais c’était toujours la pénurie. Dans les maquis ou dans les FFL ont pensait que, une fois les Allemands chassés, tout rentrerait dans l’ordre. En fait ça ne s’arrangeait pas et des incidents se produisaient régulièrement, comme des protestations ou des petits débrayages.

Je faisais circuler les tracts de la Fédération anarchiste et aussi La Voix des travailleurs de chez Renault, qui a été publiée par l’Union communiste (UC) à partir de février 1947. Dès la fin du mois de février, il y a eu des réunions organisées par l’extrême gauche, avec les militants de l’UC, du PCI [6], de la FA et même quelques bordiguistes. Ces réunions pouvaient rassembler jusqu’à 60 personnes, et c’est là qu’on a décidé de reprendre le mot d’ordre d’augmentation de 10 francs du taux de base. Ces « 10 francs », c’était une revendication qui à l’origine avait été avancée par les staliniens et ensuite abandonnée, je ne sais plus trop pourquoi.

Au bout de quelque temps la grève a éclaté dans le secteur Collas sous l’impulsion des militants de l’UC, sur le mot d’ordre « nos dix francs ». C’était le 25 avril. L’UC était très faible en effectifs, et la cheville ouvrière de cette grève magnifique, ça a été Pierre Bois. Sans lui, rien !

Évidemment le PCF et la CGT étaient hostiles et se sont déchaînés contre les grévistes, les « provocateurs hitléro-trotskistes à la solde de De Gaulle » qui veulent « faire couler le sang », faire sauter l’usine, saboter la centrale électrique, etc. Malgré eux, le mouvement s’est étendu, après cet immense meeting sur la place Nationale [7], qui s’est tenu le 28 avril. J’étais parmi les 10.000 à 12.000 ouvriers qui y ont assisté. Le kiosque à journaux de la place s’est transformé en tribune improvisée. C’était un succès pour le comité de grève qui avait été élu par les ouvriers du secteur Collas, les premiers à être partis en grève.

Foule des grévistes, le 28 avril 1947. En bas à gauche, le regard sombre, Gil Devillard.

À ce meeting, les dirigeants nationaux de certaines organisations syndicales comme la CNT, la tendance Front ouvrier de la CGT (en fait le PCI) et la CFTC, sont venus exprimer leur soutien. La voiture-micro avait été amenée par les Jeunesses socialistes, qui étaient très à gauche. Les dirigeants de la CGT n’ont pas osé se montrer, et le lendemain, il y avait plus de 20.000 grévistes ! Après cela, la CGT a été contrainte de se rallier au mouvement, pour le contrôler et l’étouffer. C’est une méthode stalinienne bien connue. Les staliniens ont engagée des pourparlers avec la direction et invité à la reprise. Mais 80 % des ouvriers ont voté contre à bulletins secrets.

La grève a donc duré trois semaines. Les 10 francs n’ont pas été obtenus mais nous avons bénéficié d’une augmentation que nous n’aurions jamais eue sans ça, plus le paiement intégral des jours de grève. Et puis la grève s’est étendue à toute la France et les staliniens ont été chassés du gouvernement. Affluence monstre le 1er mai 1947. Mais comme la CNT n’avait pas constitué de cortège, j’ai défilé derrière la banderole des Auberges de jeunesse. [NdR : En fait la CNT avait bien organisé un cortège mais distinct de celui de la CGT. Cf. 1947 : le premier Premier Mai de la CNT-AIT française https://cnt-ait.info/?p=10070]

Pour finir sur la grève, il y a une chose que je voudrais préciser. Certains groupes politiques – notamment le PCI du triste Lambert – ont maintes fois reproché à Pierre Bois d’avoir loupé l’occasion de prendre en quelque sorte la direction du syndicat CGT, et d’avoir préféré lancer une nouvelle structure : le Syndicat démocratique Renault (SDR). Il faut préciser qu’il n’était pas dans l’intention de Pierre Bois et de l’UC de créer un nouveau syndicat. Les copains de l’UC proposèrent à ceux qui avaient participé à cette grève de trois semaines d’entrer dans le syndicat CGT. Ce fut un refus total. Ceux qui avaient participé au mouvement disaient : « Aller rejoindre ce syndicat qui nous a calomnié pendant toute la grève, vous n’y pensez pas ! » Voila c’est le détail qui change tout. C’est résignés que les camarades qui avaient mené cette grève créèrent, à contrecœur, le SDR. Leur objectif n’était pas de se mitonner un petit syndicat bien à soi, mais de ne pas laisser tout ces gars dans la nature.

Quel rôle as-tu joué dans la grève ?

Gil Devillard : J’ai participé activement au mouvement, bien sûr. Déjà, en tant qu’anarchiste, j’étais présent aux réunions qui avaient préparé la grève. Le principal obstacle à la réussite du mouvement, c’était les responsables de la CGT et du PCF, qui étaient les mêmes en fait. La maîtrise, elle, s’écrasait. Deux chefs d’équipe de mon secteur ont même sympathisé avec moi et se sont prononcés pour la grève.

Au département 49, où la CNT-AIT était active, on s’est dirigés vers le secteur qui fabriquait des bielles. Notre objectif, c’était d’arrêter le moteur principal. C’était un moteur très important d’environ 1,5 mètre de diamètre, auquel étaient reliées tout un tas de poulies qui faisaient fonctionner toutes les machines. Nous y sommes parvenus et alors là c’était formidable : en arrêtant le moteur principal, tout s’immobilisait ! Les staliniens se sont précipités pour remettre le moteur en route. On s’est accrochés oralement et physiquement. « Faut relever la France ! » qu’ils disaient. Et nous : « La production augmente mais ça ne nous profite pas ! » Eux : « Ah, mais l’usine est nationalisée ! » Nous : « Ouais, mais que font vos ministres ? »

Au bout du compte, l’usine a été complètement arrêtée. On allait débrayer les autres secteurs en cortège de 50 ou 100 personnes. Il y avait de la bonne humeur, et un terrible climat d’enthousiasme parce qu’on sentait que le mouvement prenait une réelle ampleur.

Le comité central de grève avait été formé dans les départements 6 et 18, dans le secteur d’activité de Pierre Bois. J’ai alors été désigné par mes camarades de la chaîne pour les représenter au comité. Je n’ai pas été élu à bulletins secrets, ils m’ont simplement désigné parce que j’étais un des plus décidés. C’est toujours comme ça que ça se passe. J’ai donc participé activement au comité de grève. On couchait dans l’usine, l’ambiance était très fraternelle, très joyeuse.

Manifestation du 1er mai 1947 à Paris
Gil (au centre) défile avec les Auberges de jeunesse.

À un moment j’ai été contacté par Maurice Joyeux, qui dirigeait le groupe Louise-Michel de la FA. Il voulait rencontrer le Comité de grève, et je l’y ai introduit. Il est venu avec le produit d’une collecte organisée par son groupe en faveur des grévistes, et puis il a voulu donner des conseils au Comité sur la façon de conduire la grève. Au bout de quelques instants les camarades du Comité, qui avaient autre chose à faire, l’ont remercié et l’ont fait reconduire à la porte.

Bien entendu Joyeux n’a pas du tout raconté cet épisode dans ses Mémoires. Dans son livre, Sous les plis du drapeau noir, on peut lire au sujet de la grève de 1947 des récits tout à fait fabuleux, et totalement faux. Il raconte avoir pénétré « en voiture » (!) dans l’usine, « plusieurs soirs de suite » (!) pour y semer des tracts et des exemplaires du Libertaire sur les établis. Tout d’abord il était totalement impossible de pénétrer chez Renault, et surtout en voiture. Et à plusieurs reprises ! Pour qui connaît l’usine et surtout les staliniens, c’était inconcevable !

Trois ans plus tard j’ai été estomaqué quand, au congrès de Paris de la FA, il a commencé à nous raconter la grève de Renault comme s’il y avait été. Je l’ai interpellé : « Mais comment tu peux raconter ça, tu n’y étais pas toi, dans la grève, tu étais à Lyon à ce moment-là ! » Je crois bien qu’il m’en a toujours voulu de l’avoir ainsi pris en défaut devant tout le congrès !

En juin 1947, juste après la grève, tu as quitté l’usine…

Gil Devillard : J’ai rejoint un centre de formation professionnelle à Ivry, pour un stage qui était prévu depuis six mois, en fait. Je devais me remettre à mon métier d’ajusteur. C’était un centre d’apprentissage qui était sous la coupe du PCF, avec des moniteurs dévoués et aussi quelques staliniens bornés. C’est là que j’ai fait la connaissance de Léo Émery et d’un autre vieil anar qui s’appelait Guerbette. Après cela, Émery est devenu militant du groupe Sacco-et-Vanzetti avec moi.

Sorti d’Ivry, je suis entré à la SNCAN de Sartrouville [8]. Là j’ai mené quelques actions avec deux filles des Auberges de jeunesse. Elles m’ont soutenu quand j’ai pris la parole dans des réunions lors de certains débrayages, comme pendant la grève des mineurs, en 1948. Il y avait aussi deux ouvriers que j’avais gagnés à la cause anarchiste. L’un des deux était un trotskiste vietnamien.

Au bout de quelque temps, je suis retourné chez Renault parce que dans cette boîte d’aviation, on fabriquait des avions qui se cassaient la gueule… alors bon, dans ces moments-là, on licenciait tout le monde…

Tu reviens donc à Boulogne-Billancourt en janvier 1949, au département 12 (tôlerie). Et c’est là qu’avec quelques militants de la FA, vous décidez de créer le groupe Makhno.

Gil Devillard : J’ai quitté le groupe Sacco-et-Vanzetti de la FA fin 1948. Ce n’était pas à cause d’un désaccord avec les camarades, mais bon, j’avais envie d’être un militant de terrain et pas un militant du samedi soir, même si c’était intéressant ce qu’on apprenait dans les réunions de Sacco-et-Vanzetti.

Je voulais créer un groupe d’usine, et pour cela j’ai pris contact avec André Nédélec, qui était également ouvrier chez Renault. Il est décédé il y a quelques années. Tous les deux, nous avons décidé de démarrer le groupe, qu’on a baptisé Makhno. Nous y avons été vivement encouragés par Georges Fontenis, avec qui je continue d’ailleurs d’avoir des relations amicales.

Pour démarrer le groupe Makhno nous avons lancé un appel dans Le Libertaire, afin de rencontrer tous les anars de l’usine. Nous avions donné rendez-vous dans un bistrot… et on s’est retrouvé à une bonne trentaine ! On est tombé sur tout un tas de vieux dont certains avaient été des militants de terrain mais qui étaient surtout devenus des donneurs de conseils ! Ils nous disaient tout ce qu’il fallait faire. Nous avons mis les points sur les i, en leur expliquant que nous avions une autre optique. Nous voulions constituer un groupe dans l’usine mais nous mettions une condition à l’appartenance : c’est que chaque militant vende Le Libertaire à la porte de l’usine. Du coup sur les 30, on s’est retrouvé à 6 ! Et sur les 6, deux anciens de la CNT-AIT espagnole et de la FAI [9], qui couraient le risque d’être renvoyés chez Franco. Ils s’appelaient Valera et José. José, c’est celui qu’on voit en couverture du bouquin de Georges Fontenis [10]. Il y avait aussi Nédélec, Pierrot Lalou et René Thieblemont [qui militait à la CNT-AIT. Cf. La CNT : Anarchosyndicalisme ou syndicalisme revolutionnaire ? https://cnt-ait.info/2024/04/11/as-sr]. Lui ne travaillait pas chez Renault. Je le connaissais des Auberges de jeunesses mais il était au chômage à l’époque, et nous donnait un coup de main.

L’Espanol José, ancien de la CNT-AIT espagnole et de la FAI, membre du groupe Makhno. Lors d’une vente du Libertaire devant l’usine Renault de Billancourt.

Au départ du groupe Makhno, nous n’étions donc que 6. La référence à Makhno n’était pas innocente. Tout d’abord, Makhno avait travaillé chez Renault. Ensuite il avait eu l’ambition, comme nous, de faire bouger le mouvement anarchiste – mais nous n’avons sans doute pas été assez convaincants, parce que nous n’avons pas tellement réussi ! [11]

Hors du groupe Makhno il y avait un ou deux autres camarades de la FA à l’usine. Il y en a un qui écrivait parfois dans Le Libertaire sous le pseudonyme de La Clavette. Je ne sais pas à quel groupe il appartenait. J’ai bien connu également, au département 70, un militant du groupe Louise-Michel. C’était le camarade Bosc. Un gars sympa, qui était athée, mais syndiqué à la CFTC ! Il est décédé depuis.

René Thieblemont, membre de la CNT-AIT et du groupe Makhno. Lors d’une vente du Libertaire devant l’usine Renault de Billancourt.

À la FA, militer dans le groupe Makhno, ce n’était pas de tout repos. À cette époque le PCF considérait que Renault était sa propriété et c’était presque à chaque fois la bagarre. Je vendais le canard avec mon vélo et je laissais des exemplaires dans les sacoches au cas où on se fasse bousculer… Un jour, un groupe de staliniens a commencé à m’invectiver. Je me suis dit qu’il fallait que je réagisse rapidement sinon j’allais être obligé de déguerpir. Alors j’ai mis les canards dans mon blouson, j’ai attrapé un des mecs et je lui ai dit : « Tu veux mon poing dans la gueule tout de suite ou dans cinq minutes ? » et ils m’ont laissé tranquille. Mais à chaque fois, il fallait s’imposer… Il nous est arrivé quand même de vendre entre 80 et 100 journaux par semaine à la porte de l’usine… On réalisait aussi un bulletin de boîte, Le Libertaire Renault. Je n’en ai plus d’exemplaire malheureusement.

En 1950, tu as été un des cofondateur de l’Organisation Pensée Bataille (OPB), cette fraction communiste libertaire qui avait décidé de « redresser » la Fédération anarchiste en la ramenant au mouvement ouvrier. Puis, en juillet 1952, tu as quitté la FA.

Gil Devillard : Je ne croyais plus à la possibilité de redresser la FA. J’avais l’impression que nos efforts étaient vains.

Qu’as-tu fait après ?

Gil Devillard : Après cela j’ai fait bien des choses. J’ai été « pris en mains » par Pierre Bois, que j’avais connu dans le comité de grève en 1947. Lui aussi se retrouvait un peu seul, parce que son groupe, l’Union communiste, avait éclaté. Ensemble nous avons travaillé sur un petit journal de boîte, Le Travailleur émancipé. Ensuite, en 1954, nous avons participé à Tribune ouvrière, un journal créé par Raymond Hirzel et Daniel Mothé, de Socialisme ou Barbarie. Mais nous avons quitté Tribune ouvrière en 1956, à cause de conflits politiques et d’humeur avec Hirzel.

Foule en grève devant Billancourt, en 1950.

C’était caractéristique du personnage : il ne supportait pas, dans un groupe, de ne pas en être le chef ! En 1955, il est parti faire le tour du monde avec sa compagne et un couple d’amis. À son retour, un an plus tard, il a réintégré l’usine. Et il est venu, avec son culot habituel, nous demander des comptes ! Du genre : « Mais qu’est-ce que vous avez foutu pendant mon absence ? Vous avez changé la ligne éditoriale sans me demander mon avis ! » Il y a eu une explication orageuse. Je lui ai fait remarquer qu’avec ce « retour de vacances » et sa réintégration sans difficulté par la direction de la boîte, nous allions avoir une sacrée gamelle à traîner ! Et effectivement, les staliniens ne nous ont pas ratés !

Déçus de cette expérience nous avons décidé, avec Pierre Bois et un groupe de camarades issus de l’UC, de lancer un nouveau bulletin trotskiste, Voix ouvrière. Le bulletin est sorti tous les quinze jours, la parution étant réglée sur les horaires de mon équipe. D’ailleurs, au départ, Voix ouvrière a été réalisée en commun par nous-mêmes et les militants de Renault du PCI lambertiste. Ainsi, au département 37 (outillage-carrosserie), où j’étais le seul militant de VO, je coopérais avec un militant du PCI qui s’appelait Georges Van Bever. Mais bon, avec les lambertistes, l’accord n’a tenu que six semaines ! Nous n’arrivions pas à nous entendre et nous avons mis fin à cette coopération.

En 1960, nous avons fini par adhérer à la CGT, avec les camarades de Voix ouvrière. Nous savions bien évidemment que ça ne serait pas une partie de plaisir. C’était pour répondre aux « vannes » que les staliniens nous envoyaient. Nous étions 9 camarades de VO – jusqu’à 11 à un moment. Nous obligions ainsi les staliniens à être présents à chaque réunion syndicale, tous les 15 jours. Ça les emmerdait bougrement. Les réunions syndicales n’étaient pas très peuplées mais nous, les 9, nous étions là. J’ai été exclu de la CGT quatre ans plus tard pour « fractionnisme ». Une pétition de protestation a circulé contre mon exclusion, mais ça n’a guère ébranlé les staliniens ! Je me syndiquerai de nouveau à la CFDT quatre ans plus tard, en 1968, et j’y resterai jusqu’à mon départ de Renault, en 1982.

En 1967, bien que non syndiqué (!), je dirigerai une grève dans le département 37. Grève à la suite de laquelle je serai muté dans un service technique, moins enclin à la subversion.

Étant un des fondateurs de Voix ouvrière je suis resté à sa direction jusqu’en 1968. Après Mai 68, Voix ouvrière a été dissoute par le gouvernement. L’organisation a changé de nom, et s’est rebaptisée Lutte ouvrière. Dans l’intervalle, nous avions publié le journal sous un autre nom, Le Porte-Voix, qui a eu seulement deux numéros.

J’ai quitté l’organisation dans cet intervalle, parce que rien n’allait plus. J’étais régulièrement en désaccord avec l’orientation politique, et en butte à Hardy [12], qui avait tendance à considérer les militants ouvriers comme des pions qu’on déplace. C’était des désaccords politiques, mais aussi sur les méthodes de direction. En fait, chaque fois que j’avais des heurts au sujet de mes positions « libertaires », on me disait que j’étais toujours resté libertaire. Je dois dire que cela me comblait d’aise ! Là je dois reconnaître qu’ils avaient certainement raison !

Propos recueillis en juin 2006 par Guillaume Davranche et Daniel Goude.

Photos Guillaume Davranche

L’entretien a été relu et approuvé par Gil.

[1] Mouvement républicain populaire (MRP) : la démocratie chrétienne

[2] Il s’agit du bulletin édité par l’Union communiste (UC), le groupe trotskiste de Barta, ancêtre de Lutte ouvrière.

[3] Il s’agit de la Fédération anarchiste dite « de 1945 » d’où sont issues, indirectement, les actuelles FA et l’UCL.

[4] Alfred Sauvy (1898-1990) : économiste, démographe et sociologue, il est l’inventeur du concept de « Tiers-monde » en 1952.

[5] Pierre Besnard (1886-1947), fondateur de la CGT-SR en 1926, fondateur de la CNT-AIT française en 1946. Il adhéra en 1940 à la Légion française des combattants, une organisation vichyste. En 1944 il dira que c’était « mandaté par une organisation syndicale […] pour y remplir une tâche déterminée ». [Gil Devillar dit dans l’interview] « il ne produira jamais les documents justificatifs promis, et le soupçon pèsera sur lui jusqu’à sa mort ».[En fait, durant la Seconde Guerre mondiale, Pierre Besnard s’installa à Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Il y fut actif au sein du groupe local de la Fédération nationale des retraités des chemins de fer (FNRCF). C’est missionné par le bureau local de la FNRCF qu’il adhéra, de fin janvier à juin 1942, à une officine pétainiste, la Légion française des combattants et des volontaires de la Révolution nationale. Dans les archives d’André Arru – anomateur du réseau de résistance anarchiste auquel participait Besnard et Voline, – et qui se trouvent à l’Institut d’Amsterdam existe une lettre du 22 novembre 1944 cosignée d’Éloire et de Lefebvre, du groupe de Cagnes-sur-Mer de la FNRCF. Sur cette lettre à en-tête de la Fédération libertaire de langue française, 10 rue de Lancry, Paris 10e, ils déclaraient : « Ayant constaté la dictature intolérable de la légion, les membres du bureau et la commission administrative [du groupe de Cagnes de la FNRCF], non légionnaires, se réunirent et chargèrent trois d’entre eux : les camarades Pierre Besnard, président ; Éloire, vice-président ; et Lefebvre, membre de la commission administrative, de remédier à cette situation. Il fut décidé que le camarade Besnard adhèrerait à la légion pour essayer de briser cette dictature qui empêchait le groupe de travailler et tenter de se renseigner sur les buts réels et le travail effectif de cette organisation. […] Les soussignés certifient que la mission acceptée par le camarade Besnard, en accord avec eux, a été pleinement remplie ; que le groupe en a recueilli tout le bénéfice. » Malgré cela, à la Libération, Pierre Besnard continua de traîner une réputation sulfureuse auprès des jeunes militants libertaires de la nouvelle génération (témoignages de Georges Fontenis et Gil Devillard).]

[6] Parti communiste internationaliste (PCI) : section française de la Quatrième internationale (trotskiste de tendance Lambertiste), ancêtre du Parti des travailleurs et du Parti Ouvrier Indépendant.

[7] En réalité la place Jules-Guesde, face à l’entrée de l’usine, mais appelée usuellement « place Nationale ».

[8] Société nationale de construction aéronautique du Nord. La compagnie avait été formée en 1937. Elle deviendra Nord Aviation en 1954.

[9] Fédération anarchiste ibérique (FAI), organisation anarchiste espagnole créée par la CNT-AIT espagnole pour se prémunir des infiltration communistes et pour lutter contre les hommes de mains des patrons qui cherchaient à liquider les anarchistes pendant les mouvements sociaux.

[10] Georges Fontenis, Changer le monde, histoire du mouvement communiste libertaire 1945-1997, Alternative libertaire, 2008.

[11] Nestor Ivanovitch Makhno (1889-1934) : animateur de la révolution en Ukraine entre 1917 et 1921. Réfugié en France, il sera un des rédacteurs de la Plate-forme organisationnelle des anarchistes-communistes, qui prétendait « redresser » le mouvement anarchiste international, sur la base des enseignements de la Révolution russe.

[12] Hardy, de son vrai nom Robert Barcia (1928-2009), dirigeant de Voix ouvrière puis de Lutte ouvrière.


Annexe 3 : tract du Comité de grève du 30 avril 1947

TRAVAILLEURS DE LA METALLURGIE DE LA REGION PARISIENNE
Les Ouvriers des Usines Renault en Grève s’adressent à vous,

DEPUIS LE MARDI 29 AVRIL NOTRE GREVE A PRIS UN CARACTERE GENERAL

Déjà, depuis plusieurs semaines, des grèves partielles réclamant un rajustement des salaires avaient éclaté dans l’usine. Car avec un salaire de 42 francs pour un O.S. face à la montée incessante du coût de la vie, aucun d’entre nous ne peut joindre les deux bouts. C’est pourquoi le vendredi 25 avril, les départements 6 et 18 se mettant en grève, un comité de grève, élu en assemblée générale à la presque unanimité, a été mandaté de mener la lutte pour 10 frs. d’augmentation de l’heure sur le taux de base.

Paiement des heures de grève.

Le Comité de grève, pour mener cette lutte qui intéresse tous les travailleurs, a fait immédiatement appel à toutes les usines Renault. Et malgré l’opposition de la Direction syndicale officielle, les travailleurs, organisés ou non, et quelle que soit leur appartenance aux différentes organisations syndicales ou politiques, ont été UNANIMES pour adopter nos revendications.

Mandatés pour exposer nos revendications à la direction patronale, celle-ci, en la personne de M. Lefaucheux, a refusé de nous recevoir et a traité la délégation ouvrière avec le plus grand mépris. M. Lefaucheux bafoue le droit le plus élémentaire des ouvriers d’élire librement leurs représentants. Il veut nous imposer ceux qui dans le passé l’ont aidé dans son action anti-ouvrière et avec lesquels il espère, mais en vain, s’arranger, pour nous berner une fois de plus.

QUE REPRÉSENTENT LES 10 FRANCS ?

Devant notre action décidée, le patronat et la direction syndicale opposent à notre revendication des 10 francs une augmentation de la prime à la production. Mais le système des primes au rendement, tout ouvrier le sait, c’est la surexploitation de la force de travail de l’ouvrier et ne présente aucune garantie du point de vue salaire.

Jusqu’à présent, la politique patronale a toujours été de nous faire courir après les prix à l’aide de petites satisfactions partielles pour calmer notre mécontentement. Notre revendication actuelle, qui est celle du minimum vital, c’est-à-dire, pour nous limiter au chiffre de la C.G.T., de 7.000 francs par mois, 10 francs d’augmentation sur le taux de base pour 40 heures de travail, doit mettre fin une fois pour toutes à cet état de choses. Car l’augmentation que nous réclamons doit être garantie par son adaptation constante aux indices des prix en fonction de ce qu’il nous fait acheter pour vivre sans mettre en danger notre santé, Nous voulons L’ECHELLE MOBILE DES SALAIRES.

Cette revendication, la C.G.T. elle-même l’avait mise en avant au mois de décembre (salaire minimum vital calculé selon l’indice des prix). Mais la direction de la C.G.T. l’a abandonnée, cependant que, malgré les heures supplémentaires et la cadence toujours plus vive, malgré les promesses sur l’augmentation du pouvoir d’achat au fur et à mesure de l’augmentation de la production, et celles sur la baisse des prix, plus nous travaillons, moins nous gagnons et moins nous pouvons manger. (Dans notre usine la production a augmenté de 150% tandis que le salaire réel a continuellement baissé).

Toute la classe ouvrière se trouve dans la même situation. C’est pourquoi notre direction patronale n’a pu que recourir à un subterfuge, en prétextant qu’elle était en déficit et que c’est la politique gouvernementale qui s’oppose à l’augmentation des salaires.

A cela nous répondons que ni le prétendu déficit, ni la politique gouvernementale n’ont empêché M. Lefaucheux de trouver l’argent pour payer une augmentation de 30% sur les produits sidérurgiques.

Mais si le patronat trouve le moyen d’obtenir l’autorisation du gouvernement pour verser une augmentation de 30% aux potentats milliardaires de la sidérurgie, comme il trouve en général toujours l’autorisation du gouvernement pour toutes ses manœuvres contre les ouvriers et les consommateurs devant notre pression unanime sur le patronat nous verrons le gouvernement s’incliner devant la classe ouvrière unanime dans ses revendications, comme il a dû le faire en juin 1936.

NOUS VAINCRONS

On nous présente souvent la puissance des trusts comme un épouvantail qui doit toujours nous écraser. Mais la classe ouvrière, unie dans la défense de ses revendications, n’est-elle pas plus puissante qu’un trust ? Nous avons le monopole de la force travail, sans laquelle ces messieurs ne peuvent plus récolter des bénéfices.

La revendication que nous formulons est une revendication générale qui intéresse tous les ouvriers.

Camarades, nous faisons appel à vous parce que vous êtes dans la même situation que nous et que personne ne peut se résigner à la situation actuelle. Par conséquent, puisque la lutte est inévitable et nécessaire, il faut que nous nous mettions tous ensemble en mouvement, car seule l’union de tous les travailleurs assurera la victoire pour tous. Les sacrifices terribles que nous avons supportés pendant des années, la lutte que nous avons menée depuis 1934 contre le patronat sont un gage que les travailleurs ne se résigneront pas.

Déjà la Section syndicale de l’usine Alsthom nous a envoyé un message de solidarité morale et pratique des ouvriers de leur usine avec nous.

Camarades, nous sommes tous d’accord pour lutter pour ne pas supporter les frais d’un capitalisme qui nous écrase dans la misère, tandis que d’un autre côté une poignée de milliardaires qui ont réalisé des énormes profits continuent comme auparavant à s’enrichir.

Jusqu’à maintenant notre action a été empêchée par ceux qui, tout en se disant nos dirigeants, non seulement ne nous défendent pas, mais encore s’opposent à notre lutte, soit parce qu’ils ont été les complices des patrons, soit parce que n’ayant pas confiance en eux-mêmes, ils ont adopté l’attitude néfaste de l’attentisme.

C’est à nous qu’il appartient de défendre nous-mêmes nos revendications. Nous avons dû vaincre 1es mêmes difficultés que vous connaissez. Mais notre exemple vous prouve que ces difficultés peuvent être surmontées : les ouvriers de notre usine ont élu dans la lutte, directement de leur sein, des délégués avec mandat de faire aboutir leurs revendications. La classe ouvrière est riche d’hommes qui se révèleront dans l’action et qui, même s’ils manquent d’expérience au début, peuvent vite, avec l’appui de tous, se corriger dans l’action.

Voilà, camarades, ce que nous avons à vous dire, voilà quelle est la vérité, et vous saurez faire justice de toute la campagne de calomnies qui est l’arme de la division.

Notre usine a commencé le mouvement. Nous appelons tous nos camarades de la métallurgie, tous les ouvriers de la Région parisienne, à se joindre à nous. Faisons pour nous-mêmes, ne fût-ce qu’une partie des sacrifices que nous obligent à faire tous les jours les patrons pour leur profit et nous vaincrons.

VIVENT LES 10 FRANCS !

VIVE LE MINIMUM VITAL GARANTI PAR L’ECHELLE MOBILE !

VIVE LA SOLIDARITE DE LA CLASSE OUVRIERE UNIE DANS SES REVENDICATIONS !

Le Comité de grève général des Usines Renault

30 avril 1947.


Annexe 4: les calomnies de la CGT, la CNT nommément visée …

CGT - SYNDICAT DES MÉTAUX - FSM 
82, rue Yves-Kermen
Lundi 19 mai 1947

Le complot a été brisé!
Unis, nous irons à de nouvelles victoires

Après notre magnifique victoire acquise grâce à notre union fraternelle, le travail a repris complètement. Ainsi prend fin un conflit qui aurait pu être réglé beaucoup plus tôt.

Les attaques contre l'unité ouvrière et la Régie Renault ont été mises en échec.

Le complot a été brisé - notre section syndicale en sort grandie. Les diviseurs ne tarderont pas à être tous démasqués publiquement.

Voici aujourd'hui de nouvelles pièces au dossier:

- Quel rôle joue dans l'usine le nommé JOUAN René, atelier 43 (ayant appartenu à la police de Pétain, à Versailles. depuis août 1941), licencié de la police le 16 janvier 1946, embauché quelques jours après à la Régie Renault comme OS, à cause d’un essai insuffisant, mais passé régleur depuis ?
Ce JOUAN diffuseur de la Vérité et des tracts CNT!
Ce JOUAN qui, faisant écho à ses complices des Départements 6 et 18, s'est montré si «actif», depuis le début du conflit, pour arrêter les moteurs aux ateliers 43 et 309, dans le but d'empêcher la reprise du travail voulue par les ouvriers...
Est-ce par pure coïncidence que plusieurs nouveaux embauchés des Départements 6 et 18 se sont signalés parmi les plus virulents dans les attaques contre la CGT ?
Pourquoi deux d’entre eux ont-ils quitté l'usine dès la fin du conflit ?
N'ont-ils pas été chargés d'accomplir leur mauvaise besogne ailleurs? Mêmes méthodes que chez RATEAU, à La Courneuve, il y a quelques mois, où il fut prouvé que, huit jours avant la grève dirigée au début contre la section syndicale CGT, de nouveaux embauchés avaient joué un rôle «actif » et ont disparu aussitôt après.

QUEL JEU JOUENT CES PROVOCATEURS PROFESSIONNELS ?
QUI TIRE LES FICELLES ?

Qu'attendent les pouvoirs publics pour ouvrir une enquête sur tous ces perturbateurs si bien recrutés ?
- Qu'est devenu le policier de la BS2 : Henri EMOND, sous- chef de surveillance ? Où en est l'enquête sur le volontaire de la LVF SALVADÉ ?
Quel rôle étaient chargés de jouer tous ces individus suspects ?
De quelle protection ont-ils bénéficié ?
TOUTE LA LUMIERE DOIT ÊTRE FAITE, les travailleurs de la Régie Renault l’exigent.
- Voilà les gens pour qui s’est solidarisée publiquement la CFTC place Nationale, dès le début du conflit.
- Voilà les gens que soutenait la presse réactionnaire jusqu’au Populaire et à L'Aube qui ont mêlé leurs voix dans ce concert. Mais ces gens-là n'ont pas été écoutés.

Tous et toutes, nous n'avons cessé de placer notre confiance aux hommes qui marchent dans la voie tracée par les Timbaud, les Ga tier et tant d’autres martyrs tombés dans la lutte, pour que nous connaissions une vie plus heureuse.

NOUS RESTERONS PLUS UNIS QUE JAMAIS.

Organisés dans notre section syndicale, nous ferons aboutir nos revendications:
1. Revalorisation de la profession d'OS et d'employé dans le cadre de la convention collective
2. Paiement des heures supplémentaires à partir de la huitième heure.
3. Contrôle de l'embauchage et du licenciement.
4. Institution d’un salaire lié au rendement pour les mensuels.
5. Révision des modalités d'avancement: «promotion ouvrière ».
Dans chaque atelier et service, élaborons nos cahiers de revendications particulières.
Renforçons nos sections syndicales, arme de défense de nos intérêts!
Avec tous les métallurgistes parisiens, agissons pour faire aboutir toutes les autres revendications posées par l'union syndicale de la Métallurgie.

Vive la section syndicale de la Régie Renault !

Annexe 3 : Après la grève, une des priorités des trotskystes est d’attaquer la CNT

Après la grève d’Avril, les trotskystes de l’UC (futur Lutte Ouvrière) sont orphelins d’une « courroie de transmission » dans la masse ouvrière. Ils ne peuvent plus militer au sein de la CGT pour essayer d’y influencer les adhérents. Ils sont alors contraints de créer leur propre syndicat, le Syndicat Démocratique de Renault (SDR). Toutefois ils sont entravés dans leur volonté de se placer comme seule opposition ouvrière à la CGT par l’existence de la CNT-AIT, vers laquelle un certain nombre d’ouvriers en rupture de CGT se tournent.

Dans le numéro 8 du 3 juin 1947 de leur petit bulletin « la Voix des Travailleurs » (VdT), Pierre bois pose la question « comment s’organiser ? comment conserver l’unité qui s’est réalisée pendant la grève ? »

Dans le numéro suivant du bulletin, daté du 11 juin, les trotskystes apportent leur réponse : après un éditorial au titre explicite « IL FAUT UN CHEF D’ORCHESTRE A LA CLASSE OUVRIERE ! », le même Pierre Bois publie un article « Reconstruire à la base » qui en fait de « reconstruction » n’est qu’une démolition méthodique de la CNT, et qui explique aux travailleurs qui la rejoignent pourquoi ils se trompent et feraient mieux de rejoindre le nouveau syndicat que lancent les trotskystes … Voilà comment ces derniers entendent défendre « l’unité » dont ils se gargarisent : en traitant les autres organisations révolutionnaires comme des concurrents à éliminer, de façon à rester les seuls « chefs d’orchestre » pour diriger les ouvriers…

RECONSTRUIRE PAR LA BASE

par P. BOIS

La nécessité d’un nouveau syndicat est devenue évidente pour une masse croissante d’ouvriers de notre usine, comme, du reste, pour les ouvriers de partout.

En effet, l’attitude antidémocratique de la bureaucratie cégétiste avait déjà, depuis de longs mois, détruit toute vie syndicale. Dans les réunions, on ne pouvait jamais discuter les questions qui intéressaient les ouvriers ; on ne discutait donc plus. Et les ouvriers ont fini par s’en désintéresser. Dans des sections qui groupaient des centaines et même des milliers de cotisants, les réunions syndicales se réduisaient à quelque 20 ou 30 fidèles. Finalement le nombre de cotisants lui-même a commencé à baisser considérablement.

La grève, en démasquant le rôle de la bureaucratie cégétiste comme celui de véritables jaunes, a montré que la question d’avoir une organisation syndicale à soi est non seulement vitale, mais urgente.

Comment fallait-il résoudre cette question ? La majorité des éléments les plus actifs pendant la grève a décidé de créer le « Syndicat démocratique de chez Renault », dont nous publions les statuts provisoires la prochaine fois.

Mais il y a des camarades qui ne pensent pas de même. Quel que soit leur nombre, nous ne voulons pas passer sous silence leur position, car c’est dans la confrontation et la discussion de toutes les positions que la classe ouvrière peut aller de l’avant.

Aujourd’hui, nous essaierons d’éclairer certains camarades qui pensent avoir résolu le problème en « adhérant » à une autre centrale syndicale existante, la CNT.

En fait, ces camarades n’ont retenu du syndicalisme que les habitudes anciennes, c’est-à-dire payer des cotisations et coller un timbre sur la carte d’une organisation, qui proclame des principes sur lesquels à peu près tout le monde peut être d’accord. Mais de quel secours la CNT, en tant que centrale syndicale, nous a-t-elle été pendant la grève ? D’aucun ! Tout a dépendu (et dépendra donc encore) de notre capacité de nous regrouper, dans l’usine même, par ateliers et départements, de soustraire les ouvriers dans tous les secteurs à l’influence des bureaucrates. Pour cela, il faut pouvoir opposer au patronat et aux bureaucrates des cadres meilleurs que les anciens, capables de représenter la volonté des ouvriers.

Le problème immédiat pour le mouvement ouvrier, c’est donc d’avoir de nouveaux cadres à la base même, sous le contrôle direct des ouvriers. On n’a donc rien résolu en adhérant à une autre centrale. Ce qu’il faut, c’est créer dans chaque département une nouvelle organisation appuyée sur la masse des ouvriers. C’est seulement quand on aura organisé un syndicat démocratique dans toute l’usine et que, dans d’autres usines, se créeront des syndicats de base démocratiques, d’où les bureaucrates seront chassés, que le problème d’une centrale, c’est-à-dire l’unité de ces divers syndicats de base, pourra se poser. Pourquoi les travailleurs de partout accepteraient-ils la direction de la CNT actuelle ? C’est seulement une très petite minorité de la classe ouvrière qui est CNTiste ! La direction centrale doit surgir d’en bas, appuyée directement sur les organisations de base, par le libre jeu de la démocratie.

De toute façon, quelles que soient les positions des camarades de l’usine, elles se vérifieront par la suite, dans la pratique ; pour l’immédiat, n’oublions pas que l’essentiel, c’est que tous les ouvriers se trouvent unis dans l’action, qu’ils se serrent fraternellement les coudes quelle que soit leur appartenance syndicale ou autre. La tâche la plus urgente ce n’est pas tellement de cotiser à une organisation de son choix, mais avant tout, quelle que soit cette organisation, de fournir aux travailleurs de nouveaux cadres dévoués, énergiques, instruits, honnêtes. C’est ce qu’ont compris de nombreux camarades, actifs pendant la grève, qui ont maintenant la volonté ferme de s’instruire pour pouvoir continuer le combat. Avec eux nous verrons des jours meilleurs.


La grève de Renault vue par Barta, militant communiste internationaliste

25 mai 1947


LA GREVE DES USINES RENAULT

Depuis des mois chez Renault, comme partout, le mécontentement des ouvriers augmentait en même temps qu’augmentaient les difficultés de la vie.

Quelle est la situation chez Renault ? On a souvent dit que Renault était la boîte la plus mal payée de la région parisienne. Ce n’est pas tout à fait exact. En général, dans la métallurgie, les boîtes moyennes et surtout les petites boîtes payent davantage que les grosses entreprises genre Renault ou Citroën. Cela tient à ce que dans les petites boîtes la rationalisation est beaucoup moins poussée que dans les grosses. Les patrons ont intérêt à garder leur personnel qui se compose en grande partie d’ouvriers professionnels. Dans les grosses entreprises, du fait de la rationalisation, le personnel se compose en grande partie d’ouvriers spécialisés, facilement remplaçables.

D’autre part, dans les grosses entreprises, le patronat a les reins plus solides pour résister à la pression ouvrière.

S’il est vrai que les ouvriers des grosses boîtes sont moins payés que ceux des petites, les tarifs dans les grosses entreprises, comme Citroën et Renault, sont sensiblement les mêmes. Il est évident qu’on peut montrer des bulletins de paye de 42 francs et 34,30 frs. chez Renault, tandis qu’on montre des bulletins de 62 francs chez Citroën. Mais l’inverse est également vrai. Tout dépend des conditions de travail et du moment.

Ainsi, dans l’ensemble, avant l’augmentation des 25%, les ouvriers de Renault étaient mieux payés que ceux de chez Citroën. Depuis que les ouvriers de chez Citroën se sont mis en grève et ont failli renverser la voiture de Hénaff (fin février 1947), la moyenne des salaires chez Citroën est sensiblement supérieure à celle de chez Renault.

On a essayé d’expliquer la prétendue infériorité des salaires chez Renault par le fait des nationalisations. Au début de la grève, les ennemis des nationalisations –toute la presse de droite– ont tenté d’expliquer notre grève par la faillite des nationalisations. Et s’ils ont eu l’air d’appuyer notre mouvement au début, ils se sont immédiatement rétractés lorsqu’ils ont vu que le conflit devenait un problème gouvernemental. Les amis des nationalisations ont essayé de faire croire que notre mouvement était uniquement dirigé contre les nationalisations. Tout cela est faux.

En réalité, dès 1945, dans de nombreuses boîtes, notamment chez Citroën, une forte opposition se manifesta, de très nombreuses grèves sporadiques eurent lieu et si elles ne donnèrent que des résultats insignifiants, c’est que la bureaucratie syndicale ne rencontrant pas une opposition organisée suffisamment forte fut à chaque fois en mesure de saboter les mouvements. C’est ainsi que plusieurs camarades, après un travail de quelques mois, furent mis à la porte ou durent prendre leur compte après les brimades conjuguées de la section syndicale et de la direction.

Le mouvement de mécontentement chez Renault, qui a abouti à la grève, n’est pas d’aujourd’hui et il n’est pas non plus particulier à Renault. Chez Renault, comme partout ailleurs, la section syndicale était incapable d’interpréter ce mécontentement. Elle ne s’en souciait pas. Elle vivait en dehors ou au-dessus des ouvriers. Pourtant elle prétendait grouper 17.000 adhérents sur les 30.000 ouvriers. En réalité, la plupart ne payaient plus leurs cotisations. Il n’y avait plus de réunions syndicales et quand, par hasard, il y avait une assemblée, le nombre des présents était infime. Devant la carence de la section syndicale, les ouvriers devaient donc chercher un autre moyen de se défendre.

Aussi nous disions dans le tract qui convoquait au meeting public du lundi 28 avril : « Les organisations dites ouvrières, non seulement ne nous défendent pas, mais encore s’opposent à notre lutte. C’est à nous qu’il appartient de défendre nous-mêmes nos revendications : 1º 10 francs de l’heure sur le taux de base ; 2º Paiement intégral des heures de grève. Seule l’action peut nous donner satisfaction ».

« Nous avons déclenché le mouvement. Nous appelons tous les ouvriers à se joindre à nous, à nommer des représentants qui viendront se joindre à notre comité de grève qui siège en permanence au Département 6 (secteur Collas) ».

Notre tract du 6 mai explique la cause du conflit : « En réalité ce sont les dépenses ruineuses de l’Etat qui provoquent l’inflation. M. Ramadier qui fait fonctionner la planche à billets pour couvrir, en partie, ces dépenses, veut en même temps en rendre responsable la classe ouvrière. La classe ouvrière, voilà l’ennemi pour ceux qui parlent au nom des capitalistes. La classe ouvrière doit non seulement supporter tous les sacrifices qu’on lui impose au nom de promesses non tenues ; mais dès qu’elle réclame les choses les plus indispensables pour vivre, on l’accuse, par-dessus le marché, de tous les maux qui sont les conséquences du fait que l »économie est dirigée par une poignée de capitalistes parasites.

« Nous voulons la hausse des salaires par rapport aux profits des capitalistes.

« Notre revendication : le minimum vital en fonction du coût de la vie, c’est à-dire garanti par l’échelle mobile, n’est pas une revendication particulière. C’est une revendication qui intéresse toute la classe ouvrière.

« Contrairement à ce qu’on a tenté d’expliquer, la grève Renault na pas eu lieu parce que chez Renault on est plus mal payé que partout ailleurs. Si le tarif de chez Renault est actuellement un peu inférieur à Citroën ou à certaines petites boîtes, il est supérieur au tarif de boîtes même importantes comme le L.M.T., la Radiotechnique, l’Air liquide, etc.

Lorsque nous sommes allés à la Commission du travail, M. Beugnez, le président de cette commission et député M.RP., nous a dît: « Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez Renault, mais je crois qu’il faut ramener le conflit à des proportions techniques. » Pour ces gens-là il fallait limiter le conflit à des proportions techniques. Mais le conflit Renault n’était pas un conflit technique. C’était un conflit social. Les ouvriers de notre usine ont mené un combat d’avant-garde dans un mouvement général Et la meilleure preuve, c’est que la lutte pour la revalorisation des salaires, commencée chez Renault, s’est étendue à tout le pays. »

La montée de la grève

Depuis quelques semaines, dans l’usine, se manifestaient divers mouvements qui avaient tous pour origine une revendication de salaire. Tandis que la production a augmenté de 150% en un an (66,5 véhicules en décembre 1945 et 166 en novembre 1946) notre salaire a été augmenté seulement de 22,5 tandis que l’indice officiel des prix a augmenté de 60 à 80%.

Dans l’Ile, c’est pour une question de boni que les gars ont débrayé; à l’Entretien, c’est pour clamer un salaire basé sur le rendement. Au Modelage Fonderie, les ouvriers ont fait une semaine de grève. Ils n’ont malheureusement rien fait pour faire connaître leur mouvement parce qu’ils pensaient que « tout seuls, ils avaient plus de chance d’aboutir ». Au bout d’une semaine de grève, ils ont obtenu une augmentation de 4 francs, sauf pour les P1.

A l’Artillerie aussi, il y a eu une grève. Ce sont les tourneurs qui ont débrayé les premiers, le jeudi 27 février, à la suite d’une descente des chronos. Les autres ouvriers du secteur se sont solidarisés avec le mouvement et une revendication générale d’augmentation de 10 flancs de l’heure ainsi que le réglage à 100% ont été mis en avant. Cela équivalait à la suppression du travail au rendement. Sous la pression de la C.G.T., le travail a repris. Finalement, les ouvriers n’ont rien obtenu, si ce n’est un rajustement du taux de la prime, ce qui leur fait 40 centimes de l’heure.

A l’atelier 5 (trempe, secteur Collas), un débrayage aboutit à une augmentation de 2 francs.

A l’atelier 17 (Matrices), les ouvriers, qui sont presque tous des professionnels, avaient revendiqué depuis trois mois l’augmentation des salaires. N’ayant aucune réponse, ils cessèrent spontanément le travail.

Dans un autre secteur, les ouvriers lancent une pétition pour demander la réélection des délégués avec les résultats suivants : 121 abstentions, 42 bulletins nuls comportant des inscriptions significatives à l’égard de la direction syndicale, 172 au délégué C.G.T., 32 au délégué C.F.T.C.

Au secteur Collas les ouvriers font circuler des listes de pétition contre la mauvaise répartition de la prime de rendement D’autres sections imitent cette manifestation de mécontentement, mais se heurtent à l’opposition systématique des dirigeants syndicaux.

L’atelier 31, secteur Collas, qui avait cessé spontanément le travail par solidarité pour l’atelier 5, n’ayant pu entraîner le reste du département, a été brisé dans son élan par les délégués. On le voit, depuis plusieurs semaines, une agitation grandissante se manifestait Partout volonté d’en sortir, mais partout aussi sabotage systématique des dirigeants syndicaux et manque absolu de direction et de coordination.

La première journée

Le mercredi 23 avril, les ouvriers du secteur Collas (boîtes de vitesse, direction, pignons) élisent parmi eux, en réunion générale, un bureau avec mandat de préparer et de décider l’action dans les meilleures conditions.

Le vendredi 25 avril, à 6 h.30, un piquet est à la porte et distribue un tract du Comité de grève, tandis que l’ordre de grève est affiché.

Le courant a été coupé, chaque transfo est gardé par un piquer. Les portes d’entrée sont également gardées ; une affiche invite les ouvriers a assister à la réunion générale, à 8 heures, dans le hall. Un nouveau vote confirme la grève par une majorité d »environ 85% . Après plusieurs manoeuvres des cégétistes, l’atelier 5 (la Trempe) refuse de se joindre au mouvement. Quoique faisant partie du département 6, il restera toujours à l’écart du Comité de grève.

Le secrétaire général Plaisance, ainsi que les délégués, tout en désapprouvant notre grève promettent de « s »incliner devant les décisions de la majorité ». Une délégation se rend à la direction pour déposer la revendication.

Pendant ce temps, exception faite des piquets qui restent à leur poste, l’ensemble des ouvriers se répand dans les divers ateliers pour les inviter à se joindre à nous. Les moteurs s’arrêtent ; les délégués syndicaux les remettent en route. Quoique certains ouvriers soient au courant du mouvement de grève, la majorité est surprise ; elle hésite devant l’hostilité farouche des délégués.

A 13 heures, profitant de ce qu’il règne dans les autres secteurs une certaine confusion susceptible de démoraliser les ouvriers de Collas, les délégués syndicaux réclament un nouveau vote dans ce secteur. La réponse est ferme : « Nous ne sommes pas des enfants qui changent d’opinion toutes les cinq minutes. » Ils refusent le vote. En fin de journée, la grève tient ferme à Collas. Dans les autres secteurs, la pression des éléments cégétistes a eu raison de l’hésitation des ouvriers. A part quelques secteurs isolés, le travail a repris.

Le meeting de la Place Nationale

Le samedi et le dimanche, peu d’ouvriers sont présents à l’usine, en dehors des piquets. Mais le Comité de grève travaille. II faut étendre la grève à toute l’usine. C’est la seule garantie du succès. Un tract est tiré invitant les ouvriers à se joindre au mouvement ; il sera distribué le lundi matin à toutes les entrées de l’usine. Un meeting est prévu pour le lundi à la place Nationale. II faut que le secteur Collas fasse la démonstration qu’il est décidé à lutter. Il lui faut convaincre les autres secteurs d’agir avec lui. Naturellement, le lundi matin, quand les tracts sont distribués, quelques accrochages ont lieu avec les P.C.F. au Bas-Meudon, à la place Nationale, mais sans gravité.

Au meeting, le Comité de grève appelle les ouvriers à se joindre au mouvement- La revendication est commune, la lutte doit être commune. Les 10 francs intéressent tous les ouvriers ; il faut réaliser l’unité d’action. Les ouvriers, convaincus de la justesse des revendications, apprécient le sentiment de démocratie qui anime le Comité de grève qui les invite à venir s’exprimer. Ils ont compris que l’affaire est sérieuse. A peine le meeting est-il terminé qu’on vient nous chercher pour aller à l’usine O. Un cortège se forme. A notre arrivée, des chaînes entières quittent le travail. A la suite d’un second meeting, un comité de grève est formé à l’usine O.

Pendant tout l’ après-midi le secteur Collas recevra des dizaines de délégations d’ouvriers représentant tantôt leur département, tantôt leur atelier, tantôt un petit groupe de camarades demandant des directives pour mener le combat.

Mardi matin, environ 12.000 ouvriers sont en grève, malgré l’opposition des cégétistes. La direction syndicale se sent débordée. Pour essayer de reprendre le mouvement en main et de le contrôler, elle utilise une première « manoeuvre » en appelant elle-même à la grève générale, dune heure, pour soi-disant appuyer ses propres négociations avec la direction. Mais une fois en grève, les travailleurs de toute l’usine y restent, refusent de limiter le mouvement à une heure et suivent le secteur Collas dans la grève et dans ses revendications.

L’attitude de la direction

Les responsables cégétistes nous ont reproché d’avoir déclenché le mouvement juste au moment où le président-directeur de la régie, M. Lefaucheux, était absent. En fait, M. Lefaucheux est toujours absent. Et depuis plus d’un mois il était saisi de nos revendications.

Le vendredi du déclenchement de la grève, les représentants de la direction se retranchent derrière des formalités légales pour refuser de discuter avec le Comité de grève « qu’ils ne connaissent pas ». Cela n’empêchera pas les mêmes représentants patronaux de venir s’adresser au Comité de grève trois heures plus tard pour réclamer libre passage du matériel dans les départements en grève. Ce qui est évidemment refusé.

Dès le samedi, on apprend que M. Lefaucheux est de retour. Le lundi matin, il discute avec… la section syndicale.

Le mardi 29 avril, après un meeting du Comité de grève, 2.000 ouvriers environ se rendent à la direction. M. Lefaucheux est au ministère. Promesse est faite aux ouvriers que le Comité de grève sera reçu dans la soirée. Mais le soir, lorsque la masse des ouvriers est absente, il refuse, avec le plus grand mépris, de nous recevoir.

Seule la complicité des responsables cégétistes a permis à la direction de refuser de recevoir les délégués du Comité de grève, mandatés par les ouvriers et de ne pas prendre en considération la volonté de ces derniers. La direction avait le plus grand intérêt à discuter avec les responsables cégétistes qui, sous couleur de représenter, eux, les ouvriers, négociaient et manoeuvraient avec la direction pour la reprise du travail.

Le lundi 12 mai, lorsque les ouvriers de Collas décideront de continuer seuls la lutte, M. Lefaucheux invitera les représentants du Comité de grève, en présence de deux délégués syndicaux- N’ayant pas obtenu la reprise du travail, il tentera le lendemain une manoeuvre d’intimidation en venant lui-même s’adresser aux ouvriers, qui le feront déguerpir sous leurs huées parce qu’il refusera de répondre publiquement aux questions du Comité de grève La direction emploiera alors, sans plus de succès du reste, d’autres méthodes d’intimidation. Elle enverra inspecteur du travail nous menacer de poursuites pour entraves à la liberté du travail.

La direction tantôt se raidit et cherche à nous intimider, tantôt essaie les formes paternalistes ; tantôt enfin elle se retranche derrière les décisions gouvernementales. Elle refuse de connaître le Comité de grève. mais, en fin de compte, c’est l’action des grévistes qui tranche les questions et non les discussions des « représentants légaux ».

La maîtrise et les grands bureaux

Ce n’étaient pas les employés et les techniciens qui pouvaient se mettre en avant du conflit. Mais lorsque les ouvriers ont eu donné le coup d’envoi, ils ont suivi le mouvement. Certains éléments se sont même placés à l’avant-garde. En général, le mouvement a bénéficié de la neutralité bienveillante de la maîtrise. L’influence du M.F.A. (Mouvement Français de l’Abondance) [*] parmi le personnel collaborateur est un facteur certain de la sympathie de celui-ci en faveur du mouvement.

Lorsque le secteur Collas a continué seul la grève, la maîtrise, officiellement, n’a pas fait grève (elle a remis les moteurs en route quand la direction lui en a donné l’ordre), mais elle a favorisé le mouvement plutôt qu’elle ne l’a saboté.

Les Grands Bureaux ont été les premiers à suivre le mouvement. Certainement, l’influence de la C.F.T.C., qui voyait avant tout une attaque anti-P.C.F., a favorisé le débrayage des bureaux. Mais dans la lutte, ce sont surtout des éléments étrangers à la C.F.T.C. qui ont eu un rôle dirigeant. Quant à ses adhérents. ils ont agi beaucoup plus en liaison avec le Comité de grève qu’avec leur organisation chrétienne. Celle-ci s’est tenue à l’écart et s’est même désolidarisée du mouvement dès que celui-ci a pris un caractère général, par conséquent préjudiciable au patronat.

La C.G.T. dans le conflit

Les ouvriers du secteur Collas, qui sont à l’origine du conflit, sont pour la grosse majorité des syndiqués à la C.G.T. Mais certains, depuis plusieurs semaines, d’autres depuis plusieurs mois, avaient cessé de payer leurs cotisations, ayant compris la politique de trahison menée par leurs dirigeants syndicaux, comme du reste une forte proportion des ouvriers dans l’ensemble de l’usine.

La C.G.T. est contre la grève, car pour elle maintenant « la grève, c’est l’arme des trusts ».

Le premier jour, L’Humanité ne parle pas de la grève. Encore un de ces nombreux conflits que la bureaucratie syndicale arrivera bien à étouffer… Le deuxième jour, la grève est définie comme étant l’oeuvre d’une poignée de provocateurs.

Chaque jour, un tract du Syndicat des métaux est distribué pour discréditer le Comité, ce « Comité de provocateurs ». Les bonzes répandent les calomnies les plus abjectes qui sont plus souvent des insinuations que des affirmations, car ils sont incapables de reprocher quoi que ce soit aux membres du Comité malgré tout le mal qu’ils se donnent à constituer « leurs dossiers ». C’est ainsi qu’ils se sont servis, pour discréditer le mouvement, d’un certain Salvade que le Comité de grève n’a jamais connu.

Le citoyen Plaisance, après avoir déclaré publiquement à Collas, le lundi matin 28, qu’il se pliait aux décisions de la majorité, n’hésitait pas à déclarer à midi, au meeting de la place Nationale, « qu’une poignée de gaullistes-trotskystes-anarchistes avait voulu faire sauter l’usine. »

Les principes les plus élémentaires de la démocratie sont foulés aux pieds. Au meeting de la C.G.T., le même lundi 28 avril, les ouvriers du secteur Collas qui veulent prendre la parole, sont brutalement refoulés, tandis que la voiture haut-parleur s’éloigne sous les huées de la foule. Au meeting de la C.G.T. du mercredi 30 avril, dans l’île, une opposition encore plus brutale repousse les camarades du Comité de grève qui voulaient approcher du micro pour parler. A l’A.O.C. et à l’atelier 176 particulièrement, les cégétistes se sont barricadés pour empêcher tout contact avec l’extérieur.

Les nervis du P.C.F. n’hésitent pas à s’opposer, physiquement, à tout ce qui n’est pas en concordance avec leur politique. A certains endroits, la provocation est flagrante. Ils insultent et brutalisent des grévistes. Si ceux-ci résistent, c’est la bagarre qui justifie l’intervention de la police. Mais ces manoeuvres sont déjouées par la volonté unanime des ouvriers de bannir de telles méthodes. Là où la force aura donné raison au gangstérisme, le discrédit n’en sera que plus affirmé. C’est à la collecte des timbres que ces messieurs s’en apercevront.

La grève qui s’étend oblige la section syndicale à se joindre au mouvement. Evidemment, elle ne reconnaît pas la revendication de 10 francs sur le taux de base. Devant le refus de la direction et du gouvernement de lâcher même les misérables 3 francs de prime que la section syndicale revendique, celle-ci appelle à un débrayage d’une heure.

Mais les travailleurs de la Régie ne sont pas satisfaits. Une fois les machines arrêtées, ils refusent de les remettre en route. Le mardi 29 avril, l’usine compte plus de 20.000 grévistes. Alors la C.G.T. vire encore un peu plus sur la gauche. C’est 10 francs qu’elle réclame maintenant comme « prime à la production ».

Mais ce qui compte avant tout, c’est de faire reprendre le travail aux ouvriers.

Aussi, le vendredi, la section syndicale organise-t-elle un vote pour ou contre la grève sur la base d’une augmentation de 3 francs de prime. C’est une escroquerie, car la section syndicale n’a pas obtenu la prime de 3 francs. Les ouvriers par 11.354 voix contre 8.015 votent la continuation de la grève.

Huit jours se passent, sans que les discussions autour du tapis aient rien apporté de nouveau.

En effet, si de son côté le Comité de grève emploie toutes ses forces à élargir le conflit aux autres usines pour faire capituler le gouvernement (distribution d’un tract dans ce sens par des délégations de grévistes aux autres usines, où ils se heurtent encore au sabotage des délégués cégétistes), le syndicat des métaux, lui, ne cesse de « lancer du sable sur les incendies » qui s’allument çà et là (Unic, Citroën, etc.).

Enfin, les 3 francs sont accordés. Nul doute que si les ouvriers avaient voté la première fois pour la reprise du travail, ils n’auraient rien eu. Néanmoins, le syndicat des métaux clame partout sa victoire. Il faut vite reprendre le travail, car, les 10 francs, nous les aurons dans « le calme et la discipline ». Un second vote est organisé pour demander aux ouvriers de reprendre le travail. Tous les moyens de propagande sont utilisés. La violence est employée contre les distributeurs de tracts du Comité de grève qui appelle à la continuation du mouvement. On demande aux ouvriers de reprendre le travail avec les mêmes conditions qu’ils ont refusées huit jours plus tôt. Il est clair qu’on spécule sur leur lassitude, car peu d’ouvriers ont la possibilité de vivre plus de huit jours sans travailler ; on spécule aussi sur l’hésitation des travailleurs qui voient parfaitement qu’ils n’ont rien à attendre du syndicat, mais qui, dans beaucoup d’endroits, n’ont pas de direction à eux. Même ceux qui rejoignent le Comité de grève, s’ils ont pour la plupart une grande volonté de lutte, manquent cependant encore d’expérience.

Partout les ouvriers sont mécontents de reprendre avec une dérisoire prime de 3 francs. Partout où il y a une direction (secteur Collas, département 88), une forte majorité se prononce pour la continuation de la grève, mais l’ensemble de l’usine se prononce pour la reprise par 12.075 voix contre 6.866. Plus d’un tiers du personnel s’est abstenu.

La grève continue

Quand on apprend le résultat du vote en faveur de la reprise, le vendredi 10 mai, il est déjà 6 heures du soir, la grosse majorité des ouvriers est partie. Ceux qui restent sont pour la continuation de la grève. Mais que feront les autres ?

Le lundi matin, au secteur Collas, les ouvriers arrivent ; les moteurs tournent déjà ; certains ouvriers se mettent au travail, mais sans beaucoup d’entrain. Un peu plus tard, le Comité de grève convoque une réunion dans le hall. Les ouvriers sont pour la grève. On ne peut tout de même pas reprendre avec 3 francs. Le Comité de grève, bien qu’il soit pour la grève, indique les dangers de combattre sans le reste de l’usine. Les ouvriers répondent qu’il ne faut pas s’occuper des autres ; dans notre secteur, la majorité est pour la grève. Les moteurs qui tournaient à vide s’arrêtent à nouveau. Mais comme nous sommes seuls à continuer le combat, il serait vain de croire que l’on peut obtenir les 10 francs. Nous limitons notre revendication au paiement des heures de grève. Le gouvernement continue à se montrer inflexible. A deux reprises, M. Lefaucheux nous affirme que nous n’aurons rien.

Le syndicat des métaux essaie par tous les moyens de dresser les ouvriers de l’usine contre ceux de Collas. Il demande à la direction et au gouvernement d’intervenir contre nous. La grève, au secteur Collas, c’est un complot de 200 hommes. La section syndicale pose cette question mercredi : qui tire les ficelles ? Ce sont les ouvriers de l’usine qui se chargent de répondre le jour même. Malgré les dix jours de grève qu’ils viennent de faire, dans la seule journée de mercredi, ils collectent près de 60.000 frs. pour les grévistes de Collas. Le jeudi, le gouvernement cède devant la ténacité ouvrière et accorde une indemnité de 1.600 francs pour tous les ouvriers de la régie.

La section syndicale, une fois de plus, clame sa victoire, car c’est elle qui a été admise aux délibérations.

Les ouvriers de Collas ne sont pas satisfaits : 1.600 frs. pour trois semaines de grève, c’est peu. Mais on ne peut pas continuer une lutte inégale ; il faut préparer d’autres combats. Le travail reprend, mais dans l’usine les ouvriers ne sont pas dupes : « C’est bien grâce aux gars de Collas si on a eu les 1.600 francs ! »

Le rôle du secteur Collas

Ce sont les ouvriers de Collas qui ont commencé la grève, ce sont eux qui l’ont terminée. C’est le Comité de grève qui a donné l’ordre de grève, c’est lui qui a donné l’ordre de reprise.

Pour déclencher la grève comme pour la terminer, de même que dans toutes les questions importantes, le Comité de grève a toujours consulté les ouvriers avant d’agir.

Le mouvement est parti de Collas parce que c’est là que s’était constitué un groupe de camarades actifs qui ont d’abord préparé les esprits à un mouvement revendicatif ; dans les derniers temps, les ouvriers s’impatientaient même de ne pas recevoir un ordre de grève. Ces camarades ont ensuite organisé la grève. Cette organisation, à l’origine très faible (une poignée de copains), a révélé, une fois de plus, que les ouvriers sont très actifs quand ils savent pourquoi ils combattent, et qu’ils ont quelque chose de ferme à quoi ils puissent s’accrocher. Non seulement les ouvriers de Collas ont tenu leur secteur en grève pendant trois semaines, mais ils ont été à peu près les seuls à se dépenser avec énergie pour développer le mouvement.

La première semaine, plusieurs fois par jour, ils se sont répandus dans les ateliers pour aller aider des ouvriers à empêcher le sabotage par la section syndicale. Dès que quelque chose ne marchait pas dans un coin, on venait chercher les gars de Collas.

La seconde semaine, toute l’usine étant arrêtée, ce sont encore les ouvriers de Collas, à peu près seuls. qui se répandirent dans de très nombreuses usines de la région parisienne pour inviter les autres ouvriers à nous suivre. Bien souvent ils eurent des accrochages sérieux avec les dirigeants cégétistes. Dans les boîtes où les travailleurs disaient qu’ils attendaient les ordres de la C.G.T., les ouvriers de Collas répondaient : « Vous pouvez attendre longtemps ! » Et on sentait dans cette réponse la fierté qu’ils éprouvaient de n’être pas à la merci d’un ordre des bureaucrates. Ils agissaient « seuls », avec un sens d’autant plus grand de leurs responsabilités.

Nos conclusions

Nous étions entrés en lutte pour arracher les 10 francs sur le taux de base, comme acompte sur le minimum vital calculé sur l’indice des prix. Mais nous avons repris le travail avec l’aumône de 3 francs de « prime »

Les responsables officiels du syndicat vantent cette « victoire », cependant déjà annihilée pour les mois à venir par l’inflation (rien que dans les deux dernières semaines, l’Etat vient de mettre en circulation vingt nouveaux milliards de francs-papier). Il n’a pas été question, dans les négociations officielles du syndicat, de garantir notre salaire par l’échelle mobile, c’est-à-dire son calcul sur l’indice des prix.

Mais notre lutte, même sabotée, a-t-elle été inutile ? Tout au contraire ! Si nous avons subi un échec partiel quant aux gains immédiats, nous avons, par contre, réussi à renverser complètement la vapeur.

Nous avons tout d’abord prouvé à tous ceux qui nous croyaient mûrs pour la capitulation, résignés aux bas salaires, à l’esclavage économique, que la classe ouvrière n’a rien perdu de sa capacité de lutter, unie pour la défense de ses intérêts vitaux.

Nous avons secoué le joug de nos soi-disant représentants qui, au lieu d’être les défenseurs de nos revendications, étaient devenus nos gardes-chiourme.

Nous avons obligé la direction patronale à reconnaître le principe du paiement des heures de grève.

Nos revendications, les 10 francs et l’échelle mobile, sont approuvées par la majorité des ouvriers de la France entière (voir les journaux), et la direction syndicale officielle devra lutter réellement pour ces revendications, sinon une deuxième vague ouvrière la jettera elle-même par-dessus bord.

En lançant son appel à la grève générale, le Comité de grève avait affirmé sa conviction que la victoire totale des revendications pouvait être obtenue.

En regard des résultats obtenus, ne pourrait-on pas dire qu’il a été trop optimiste ? Qu’on en juge : il a suffi que deux départements, 6 et 18, continuent la grève, appuyés sur la sympathie active de toute l’usine, pour que la revendication sur laquelle les bonzes syndicaux avaient capitulé – le paiement des heures de grève – soit accordée à toute l’usine. C’est ainsi que nous avons obtenu les 1.600 francs.

Il a suffi, d’autre part, de la grève Renault pour qu’une vague d’augmentations, allant jusqu’à 10 francs, soit accordée dans presque toutes les usines. C’est ainsi que les usines Citroën ont obtenu les 3 francs sans un seul jour de grève.

Il n’y a pas de doute qu’une grève générale aurait arraché la victoire totale. Mais la grève générale était-elle possible ?

La grève générale manifeste sa réalité tous les jours en province et à Paris. La grève générale ce n’est pas une chose qu’on décrète, c’est un mouvement profond surgi de la volonté unanime de toute la classe ouvrière, quand elle a compris qu’il n’y a pas d’autre moyen de lutte. En présence de cette volonté de la classe ouvrière, on peut seulement agir de deux façons ; soit, comme l’a fait le Comité de grève, donner le maximum de forces à l’action ouvrière en l’unifiant en un seul combat livré par la classe ouvrière pour des objectifs communs : la grève générale ; soit, comme la fraction dirigeante de la C.G.T. et de la C.F.T.C., fractionner les luttes ouvrières, les séparer artificiellement les unes des autres, les mener dans l’impasse des primes.

Or, de même que la grève Collas, le vendredi 25 avril, avait entraîné dans la lutte toute l’usine Renault, la continuation de la grève dans toute l’usine aurait entraîné dans la lutte ouverte toute la classe ouvrière.

De la lutte que nous venons de mener, il reste prouvé que la grève est l’arme revendicative essentielle des travailleurs. Il reste prouvé également que, quelles que soient les manoeuvres intéressées, pour ou contre la grève, de tous les pêcheurs en eau trouble, la volonté unanime des travailleurs est capable de triompher de tous les obstacles.

Dans nos prochaines luttes, nous entrerons mieux préparés et nous obtiendrons ce que nous n’avons pu obtenir cette fois-ci.

25 mai 1947

Pierre BOIS


Note

[*] Mouvement « utopiste » (au sens donné par Engels dans « Socialisme Utopique »), quasiment disparu depuis, défendant les idées de Jacques Duboin.


Annexe 5 : la grève de Renault aux actualités cinématographiques

La grève de Renault de 1947 fit l’objet d’une actualité cinématographique diffusée le 15 mai 1947, soit à la fin de la grève et alors que les Ministres Communistes avaient été exclus du gouvernement.

https://enseignants.lumni.fr/export/player/00000000016

Le mode de traitement de ce conflit social, où dominent des images paisibles de la grève, donnant l’impression de vacances prolongées, vise à minorer l’importance du conflit. De plus, c’est un traitement factuel qui fait peu de place à l’analyse des causes profondes de la grève : il n’est dit mot, par exemple, de la cherté de la vie, qui pousse les ouvriers à demander des augmentations de salaire. En revanche, les implications politiques de la grève, à savoir le remaniement ministériel consécutif au limogeage des ministres communistes, sont évoquées.

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