Voile : ni obligation religieuse, ni interdiction étatique

NI DIEU NI MAÎTRE

(Article publié le mercredi 1er septembre 2004)

Une mère juive (rappelons ici que, pour en être une, il n’est pas nécessaire d’être juif ni même d’être une mère – c’est un archétype universel) offre à son fils deux cravates, l’une est rouge, l’autre est bleue. Pour lui faire plaisir, il en porte une le lendemain, mettons la rouge. En le voyant, dépitée, la mère fond en larmes : « J »étais sûre que l’autre ne te plairait pas ». Immanquablement, s’il avait porté la bleue, il aurait droit exactement à la même scène. Face à cette « double contrainte », il ne lui reste plus que deux choix : porter les deux cravates ensemble, c’est-à-dire devenir fou, ou bien n’en porter aucune, c’est-à-dire rompre avec sa mère. Le lien avec les femmes musulmanes ?

Celles-ci sont également soumises à une double contrainte : la religion les somme de porter le voile alors que l’État le leur interdit (à l’école). Pour se libérer d’un de ces pouvoirs, elles sont contraintes de se soumettre à l’autre et réciproquement. Il leur reste alors, tout comme au fils juif, deux possibilités. Soit elles se plient aux deux autorités, donc tentent en même temps de porter et d’ôter leur voile, ce qui est contradictoire donc impossible. Soit elles refusent simultanément l’obligation et l’interdiction de le porter, ce qui est absurde mais constitue la seule réponse logique au monde absurde dans lequel elles vivent. Ce deuxième choix est aussi contradictoire que le premier mais, ici, la contradiction est dépassable : refuser les deux injonctions revient à rompre avec tous les pouvoirs à la fois, en somme, à entonner encore une fois ce bon vieux « ni dieu, ni maître ».

Enfin, ce ne sont pas seulement les femmes musulmanes qui se retrouvent dans la même situation que le fils qui a reçu les deux cravates, c’est le cas de toutes les personnes, qui, en toute bonne foi, souhaitent prendre une position dans ce débat. En effet, s’ils se prononcent contre le foulard, ils risquent d’être suspectés d’arrière- pensées racistes. S’ils prennent la position opposée, ils se verront prêter une complicité objective avec les islamistes. C’est la situation classique qui conduit à s’autocensurer de peur que la vérité ne puisse être utilisée par l’adversaire. L’expérience montre combien ce type de démarche aboutit au contraire du résultat recherché. Pendant la guerre froide, les « intellectuels de gauche », sommés de choisir entre les deux blocs (c’est-à-dire entre un capitalisme d’État et un capitalisme de marché) ont opté dans leur majorité pour le bloc soviétique et ont tu ses crimes pour que leur dévoilement ne renforce le camp occidental et pour ne pas « désespérer Billancourt ». Une décennie plus tard, la vérité -malgré leurs efforts- fut connue de tous et le discrédit en rejaillit non seulement sur le bloc de l’Est mais aussi sur l’idée même de Révolution qui fut, depuis, associée à celle de totalitarisme. Seuls, certains osèrent refuser l’ensemble de l’alternative qui leur était imposée et critiquèrent, d’un point de vue révolutionnaire, l’URSS, contribuant à ce que les nouveaux Billancourt puissent encore concevoir quelque espoir.

De la même manière, dans le débat actuel, il est nécessaire de dire la vérité -quelque soit l’avantage que tel ou tel adversaire puisse en tirer à court terme. A long terme, comme chacun le sait, « seule la vérité est révolutionnaire ».

NI DIEU

Il se trouve que le voile islamique est à la fois un signe d’appartenance religieuse et une discrimination sexiste. En lui s’opposent les droits de la femme et les « droits » de la religion. Défendre les uns revient à nier les autres. En tant que communistes libertaires, nous défendons sans hésiter les droits de l’individu contre ceux de sa culture. Ici, il sera essentiellement question de l’Islam, puisque le débat actuel porte sur ses pratiques, mais ce qui en sera dit s’applique dans ses grandes lignes sans difficultés aux trois monothéismes (juif, chrétien, musulman, par ordre d’apparition). Ils ont en commun un profond mépris de la femme et une haine de la sexualité. Plus précisément, ils partent d’un double postulat : le désir serait exclusivement masculin et, par ailleurs, il est -sauf exception- coupable. Ils en concluent que, pour réprimer ce désir, il faut réprimer son objet : les femmes. Et pour cela, les occulter. Ainsi la charia impose que les femmes, par une sorte d’apartheid, soient cantonnées dans l’intimité du foyer et, quand elles en sortent, dûment accompagnées par un tuteur, qu’elles soient voilées.

Le ressentiment contre les femmes ne s’exprime pas uniquement ainsi. Il consiste à nier aussi leur plaisir et leur désir. Cette négation, qui s’exprime parfois physiquement par l’excision, signifie symboliquement que les femmes ne peuvent être que l’objet, jamais le sujet du désir. Leur inégalité est donc ainsi fondée. A l’inverse, prêter aux femmes un quelconque désir, aurait dû amener, symétriquement à voiler les hommes. Et, même sans aller jusque là, garantir une égalité minimale des sexes, aurait dû conduire à enfermer plutôt les hommes aux besoins si fougueux, si incontrôlables …

Remarquons que la violence faite aux femmes se double d’une autre violence, d’une moindre intensité, mais aux effets aussi pervers, qui s’exerce sur les hommes. En effet, en voilant la femme, on la désigne du coup, de manière paradoxale, comme exclusivement et intégralement un objet de désir. Objet interdit, donc encore plus désirable. Le voile interdit/suscite l’envie des hommes ; interdit parce qu’il suscite, suscite parce qu’il interdit.

La religion, comme les autres pouvoirs perfectionne ainsi, en pompier-pyromane le contrôle social sur les individus.

En lisant ce qui précède, et vu le débat sur le voile, rendu extrêmement confus, certains soupçonneront une animosité spécifique contre l’Islam, voire même du racisme. Les lignes qui suivent espèrent démontrer non seulement que refuser le voile n’est aucunement raciste mais que le tolérer l’est.

Etre raciste signifie reprocher à quelqu’un non ce qu’il fait (exemple : avoir une pratique religieuse donnée) mais ce qu’il est (être né arabe, noir ou blanc). Or, être arabe n’équivaut pas à être musulman. La religion, malgré toutes les pressions qui l’accompagnent, relève du choix. On peut être arabe et chrétien, juif ou athée. Il existe dans l’histoire arabe des penseurs et poètes, nés dans des familles musulmanes, qui ont choisi d’être hérétiques et même blasphématoires à l’instar d’Hallaj (858 – 922) qui affirmait : « Je suis Allah ». [1]

De plus, si on généralisait cette confusion entre arabe et musulman, nous serions contraints de confondre aussi occidental et chrétien, ce qui est, on ne s’en étonnera pas, la position du Front National. Selon la logique de ce même parti, être pour l’IVG, est une position anti-catholique et donc anti-française.

Subrepticement donc, hésiter à condamner le voile par peur d’être raciste se retourne en une position raciste. En effet, cela présuppose de définir l’identité arabe en terme religieux, comme si une « race arabe » existait et qu’elle était génétiquement déterminée à être musulmane. De plus, cela mène à tolérer pour les femmes arabes ce qu’on refuserait pour les femmes occidentales, tout comme si la liberté et l’égalité étaient des valeurs exclusivement occidentales et ne pouvaient être conçues ou revendiquées par les autres civilisations. On rejoint encore une fois les positions dites différentialistes du FN.

Cela dit, distinguer arabe et musulman n’est pas suffisant. En effet, une société n’est qu’un champ de lutte entre plusieurs groupes, idéologies, courants, … et surtout classes sociales. La considérer comme un bloc homogène serait la réduire au groupe dominant et à son discours et donc, s’en rendre complice. Parler d’identité collective (qu’elle soit arabe ou musulmane) sert à masquer la domination des femmes arabes par les hommes arabes, des ouvriers arabes par les patrons arabes et enfin des arabes agnostiques et athées par les arabes religieux.

Est-il vraiment nécessaire de rappeler que cette même logique s’applique aux autres « identités » (française, chrétienne, juive, occitane, …) ? Pour nous, la seule identité valable est celle de l’individu. Ce qui signifie que notre rejet de la religion se double d’un rejet de l’État-nation.

… NI MAITRE

De nombreuses consciences de « gauche » en accord avec ce qui précède ne verront comme autre moyen de combattre le voile que d’approuver son interdiction par l’État. Ce qui revient à remplacer un maître réactionnaire par un nouveau maître « émancipateur ». Mais, une libération partielle n’est qu’une nouvelle servitude. Il nous reste donc à nous libérer de nos libérateurs, et tout d’abord du mythe d’un pouvoir émancipateur. Cette dernière expression est en effet une contradiction dans les termes : le pouvoir ne peut chercher à émanciper ses sujets sous peine de disparaître. Mais il peut arriver qu’il paraisse rechercher cette fin ; en réalité, il vise alors à se légitimer et se conserver face à d’autres pouvoirs qui rivalisent avec lui. En paraissant combattre l’oppression exercée par ses rivaux, il masque son intention de les éliminer pour se substituer à eux.

Dans l’affaire qui nous occupe, il n’est pas difficile de voir comment l’État, retors, ne cherche pas sincèrement à défendre les femmes ni même la laïcité.

Deux faits d’abord, d’une inégale importance, intervenus dans les mois qui ont précédé le projet d’interdiction du voile à l’école. Tout d’abord, une loi reconnaissant la personnalité juridique de l’embryon a été sur le point d’être adoptée, ce qui aurait pu conduire à une pénalisation de l’IVG. Le pouvoir interdit donc le voile d’une main, et cherche à abolir le droit à l’avortement de l’autre. D’autre part, le « Canard Enchaîné » a révélé, preuves à l’appui, comment Bernadette Chirac avait écrit à un préfet pour qu’il autorise une religieuse à poser voilée sur la photo de sa carte d’identité.

Autre preuve du mensonge étatique : la République ne « défend » les femmes musulmanes que quand elles sont voilées, pas quand elles sont « simplement » victimes du racisme, de la pauvreté et de l’exploitation, alors que ces dernières injustices expliquent la vogue du voile. En effet, certaines femmes voilées (celles qui ne le sont pas de manière forcée) choisissent le voile comme moyen de protester. C’est le choix paradoxal et désespéré de la servitude comme moyen de libération. C’est aussi un choix largement conditionné par l’Etat lui même, qui, s’il voulait combattre sérieusement le voile et donc l’islamisme, aurait dû plutôt que d’intervenir au niveau du symptôme par l’interdiction légale, en combattre la cause, c’est-à-dire l’exclusion sous toutes ses formes.

Seulement, l’État ne fait que feindre de s’opposer à l’intégrisme. En mettant en scène cette opposition et en médiatisant l’islamisme, il le prescrit paradoxalement aux banlieues comme « bon » moyen de révolte (c’est-à-dire le moins dangereux pour lui-même), tout en le maintenant dans certaines limites. Désigner l’islamisme comme une nouvelle théologie de la libération pour les banlieues permet d’éloigner celles-ci de la Révolution sociale qui comporte le désavantage pour les dominants de viser la totalité du système et de rassembler au-delà des différences « ethnique » et religieuse. L’Islam peut alors, comme l’a fait le Christianisme avant lui, servir de force de maintien de l’ordre dans les quartiers pauvres.

De plus, en simulant le combat contre la théologie religieuse, l’État affirme sournoisement son propre caractère théologique. Ainsi, l’école est un « sanctuaire » et les Droits de l’Homme sont « sacrés ». L’aliénation demeure inchangée. Comme n’importe quel autre « opium du peuple », la rhétorique étatique occulte, par ses formules incantatoires, l’injustice de ce monde. Par l’égalité des droits dans une sorte d’au-delà constitutionnel, elle console de l’inégalité qui règne ici-bas.

Par ailleur, en limitant les pouvoirs de la religion, l’État cherche à étendre les siens : le rapport Stasi sur le voile préconise l’interdiction des signes non seulement religieux mais également politiques. Les auteurs du rapport ont justifié cette disposition par le souci de ne pas paraître offenser l’Islam. En réalité, il s’agit d’un lapsus révélateur de la volonté de puissance étatique.

L’interdiction du voile, justifiée avec des motifs défendables (liberté de la femme), constitue un précédent facilitant l’extension future de cette mesure à d’autres modes d’expression d’opinions indésirables par l’État.

Enfin, remarquons que, si la République se pose actuellement en gardienne de la liberté face à l’obscurantisme religieux, cette situation pourrait un jour s’inverser. En effet, il est déjà arrivé par le passé que la religion s’autoproclame principale force de résistance face à l’oppression étatique : ce fut par exemple le cas des partisans de Khomeyni pendant la tyrannie du Chah d’Iran et aussi celui de l’église sous la dictature du parti communiste en Pologne et en Russie.

La méfiance face à tout pouvoir se proclamant défenseur de nos droits devant donc être de mise. Une dernière précision : nous, communistes libertaires, nous ne nous engageons pas à libérer les femmes voilées. Nous n’avons pas plus l’intention de leur dicter leur conduite. Si nous agissions ainsi, nous leur adresserions une injonction paradoxale : en se libérant, elles nous obéiraient. D’une certaine manière, elles resteraient donc dominées. Leur seul moyen d’affirmer leur liberté, face à notre suggestion, serait alors de demeurer soumises !

En réalité, la libération des femmes musulmanes sera l’œuvre des femmes musulmanes elles-mêmes ou ne sera pas. Par contre, si comme nous l’espérons, cette œuvre d’auto-émancipation a lieu, notre solidarité leur est acquise sans limites. Non par générosité, mais parce que leur affranchissement, loin de se limiter à elles-mêmes, s’étendrait aussi à nous, pour qui il est très difficile de se sentir libre quand d’autres sont asservis. Tout le monde le sait, la liberté individuelle reste imparfaite si elle souffre ne serait-ce que d’une seule exception. « La liberté d’autrui, loin de limiter la mienne, l’étend à l’infini » …

#Moustapha


[1] v. Bas les voiles, Chahdortt Djavann, Gallimard

==========

Texte extrait de la brochure « Les traditions oppriment les femmes »

« Quand les hommes sont oppressés c’est une tragédie,

quand les femmes sont oppressées, c’est une tradition »

32 pages format A5, PDF à télécharger en cliquant ici : Télécharger

Pour recevoir la brochure au format papier, envoyer 5 euros à CNT-AIT, 7 rue St Rémésy 31000 TOULOUSE (port compris)

Sommaire :